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Respecter les anciens, aimer les jeunes
Bulletin n° 117, année 2019
Sommaire
Editorial
Dom J.-P. Longeat, OSB, Président de l’AIM
Lectio divina
Le jeune homme riche (Mt 19, 16-26)
Mère Escolástica Ottoni de Mattos, OSB
Méditation
Les jeunes, la foi et le discernement vocationnel. L’art de discerner (extrait)
Document final du synode des évêques
Témoignages
• Être moine dans un jeune monachisme
Dom Alex Echeandía, OSB (Lurín)
• Devenir soi-même au monastère
S. M.-T. dos Santos, OSB (Encontro)
• Une expérience de liberté intérieure en vue de l’union à Dieu
Frère Edmond Zongo, OSB (Koubri)
• La fragilité et la force d’une communauté
F. Nichodemus Ohanebo, OSB (Ewu)
• Les défis et les joies de la vie monastique
Sœur A. Ndubane, OSB (Elukwatini)
• Premier pas dans la vie monastique
Sœur Rosa Ciin, OSB (Shanti Nilayam)
Ouverture sur le monde
Les jeunes, la foi et le discernement vocationnel. 1ère partie, chapitre 2
Document final du synode des évêques
Economie et vie monastique
• Contributions du monastère de Bafor au développement local
Dr Katrin Langewiesche
• Projet de recherche sur la kora
Dr Katrin Langewiesche
Liturgie
Vie monastique et poésie
Sœur Thérèse-Marie Dupagne, OSB
Moines et moniales, témoins pour notre temps
Geronda Aimilianos
Hiéromoine Sérapion et Archimandrite Basile
Nouvelles
• Voyage en Chine continentale
Dom Jean-Pierre Longeat, OSB
• Voyage au Tchad
Sœur Christine Conrath, OSB
• Réunion des Ctés contemplatives de Madagascar et de l’Océan indien
Sœur Agnès Brugère, OSB
• Session de l’ABECCA
Dom Alex Echeandía, OSB
• Le Parcours « Ananie »
Frère Moïse Ilboudo, OSB
Éditorial
Un des aspects marquants de la vie d’une communauté monastique consiste dans le côtoiement de générations diverses. Ce phénomène est accentué aujourd’hui plus particulièrement en Occident par l’allongement de la durée de la vie. La société moderne a pris le parti de séparer les générations ; les communautés monastiques conservent la pratique de la vie commune intergénérationnelle dans la mesure du possible. Il est fréquent d’avoir ainsi des communautés de quatre voire de cinq générations.
Ce numéro du Bulletin de l’AIM, dans le prolongement du synode romain sur « Les jeunes, la foi et le discernement vocationnel », présente quelques aspects de cette thématique en relation avec la vie monastique. Plusieurs témoignages venant de différents continents donnent à sentir comment de jeunes moines ou de jeunes sœurs se situent dans leur engagement aujourd’hui. Chacun a interprété à sa manière la question initiale qui portait sur la vision qu’un jeune pouvait avoir de la vie monastique dans le contexte du pays ou de la culture dans lesquels il vivait. Cela donne une assez grande diversité d’approches !
Différentes rubriques et quelques nouvelles se partagent le reste de ce numéro.
Dom Jean-Pierre Longeat, OSB
Président de l'AIM
Articles
Respecter les anciens, aimer les jeunes
1
Dom Jean-Pierre Longeat, OSB
Président de l'AIM
Respecter les anciens, aimer les jeunes
RB 4, 70, 71 ; 63, 10
Dans un premier temps, accueillons ce que nous dit saint Benoît sur notre thème. Saint Benoît est surtout attentif au bon équilibre à l’intérieur de la communauté de l’apport des jeunes et des frères et sœurs âgés. Au chapitre 4 des instruments de l’art spirituel, il a cette injonction : « Respecter les anciens, aimer les jeunes » (4, 71-72). Il s’agit de replacer les réactions des uns et des autres dans une attention réciproque.
Dès le début de la règle de saint Benoît, le moine est situé comme un fils à l’écoute de son Père. Comme on le sait, cela est une référence au livre des Proverbes (Pr 1, 8), mais plus encore c’est une disposition évangélique. Jésus se situe lui-même dans son rapport de filiation à son Père qui est aussi notre Père, et de ce fait, il nous invite nous aussi à être comme les enfants très chers de ce Père qui nous aime. Quel que soit l’âge d’un moine, d’une moniale, d’un disciple du Christ, il est toujours comme un fils, une fille à l’écoute de celui dont il reçoit tout.
Le chapitre 7 concernant l’humilité revient sur cette question. Il définit le moine comme un enfant qui repose en confiance sur le sein de sa mère tel le disciple à l’écoute de son Dieu (cf. Ps 130). Étonnante définition du moine si l’on y pense vraiment. Tout le propos est donc de reposer en Dieu comme un enfant, un petit enfant contre sa mère sans avoir le cœur fier ni le regard ambitieux, sans poursuivre des projets autonomes dans la certitude de soi. Dans une telle attitude de confiance, de foi, une maturité s’acquiert progressivement et, comme le dit le 12e degré d’humilité : « Le moine parviendra bientôt à cet amour de Dieu qui, s’il est parfait, bannit la crainte » (RB 7, 67). C’est vraiment là le chemin de toute vie monastique.
L’école que saint Benoît veut fonder pour tous ceux qui se mettent dans cette disposition permet d’envisager une course dans la voie des commandements : « Au fur et à mesure que l’on avance dans la vie religieuse et dans la foi, on court avec un cœur dilaté [de plus en plus jeune…], rempli d’une incroyable douceur d’amour ! » (Prologue 49). Il n’est pas sûr que cela se vérifie toujours et chez tous, mais en tout cas, c’est la perspective ouverte par saint Benoît… Quoi qu’il en soit, personne ne peut évaluer de l’extérieur ce qui se passe à l’intime du cœur de chacun : Dieu seul le sait.
Dans le prolongement d’un tel propos, saint Benoît présente les moines cénobites comme des commençants (RB 1 et RB 73) qui s’aguerrissent dans les rangs d’une armée fraternelle. Progressivement, ils se détachent de la simple ferveur des débuts pour entrer dans l’épreuve d’un combat contre l’adversité intérieure jusqu’à devenir plus autonomes en prenant de l’âge. Certains même peuvent prétendre à l’érémitisme au bout du compte. On peut constater d’ailleurs, dans nos monastères, que la plupart des anciens finissent leurs jours dans cette forme de solitude, que ce soit dans le cadre de l’infirmerie ou même dans la vie plus courante. Les anciens, même s’ils restent présents à la vie communautaire, acquièrent une certaine distance par rapport aux choses qui passent et aident toute la communauté, et notamment les jeunes, à prendre un peu de recul par rapport à toutes les querelles, les confrontations, ou les discussions nécessaires mais très relatives de la vie quotidienne. Cette liberté donne aussi aux anciens, assez souvent, une belle complicité avec les plus jeunes, car au fond, les premiers n’ont plus rien à perdre et les seconds n’ont encore rien à perdre.
Saint Benoît est bien conscient de l’apport spécifique des uns et des autres à la vie de la communauté et c’est pourquoi il tient à ce que tout le monde soit consulté lorsqu’il y a une affaire importante à traiter dans le cadre du monastère (RB 3, 1). Il précise alors ceci : « Ce qui nous fait dire qu’il faut consulter tous les frères, c’est que souvent Dieu révèle à un plus jeune ce qui est meilleur » (3, 3). Comme il est bon d’entendre cela de la part d’un homme d’expérience tel que Benoît ! Loin de considérer le fait de se reconnaître fils, enfant de Dieu, comme une condition de dépendance irresponsable, l’auteur de la Règle précise au contraire qu’être jeune dans une communauté est aussi un appel à jouer pleinement son rôle avec cette caractéristique propre. Comme nous sommes loin des fonctionnements infantilisants que nous voyons si souvent dans nos saintes institutions ! Il arrive dans nos communautés – surtout dans l’hémisphère Nord – que même après avoir passé la cinquantaine, on soit toujours considéré comme un petit jeune qui n’a pas trop le droit de donner un avis divergent. Cela s’appelle de l’infantilisme et il est bon de le combattre avec vigueur. D’autant plus que les « jeunes » qui intègrent nos communautés peuvent être aussi des adultes de trente, quarante ans et plus, nourris d’expériences multiples.
Après avoir donné son traité spirituel dans les premiers chapitres de la Règle, saint Benoît traite de questions pratiques où justement il décline les grandes orientations qu’il a posées au début.
C’est le cas au chapitre 22 où saint Benoît souligne l’importance du mélange des générations en parlant…. du sommeil des moines : « Les plus jeunes frères auront leurs lits entremêlés parmi ceux des anciens » à une époque où l’on dormait encore en dortoir. Concrètement, il s’agit d’éviter les ambiguïtés de relations entre jeunes frères, de profiter de l’encouragement de ceux qui sont plus aguerris à l’égard des débutants, mais également de conforter les plus anciens pour garder l’élan de la jeunesse. De telles mesures paraissent bien décalées dans un monde où l’on craint davantage les abus de la part de personnes plus âgées à l’égard de plus jeunes ! Mais faut-il tout considérer à l’aune d’une telle crainte ? L’encouragement mutuel des générations doit trouver des médiations. Celles-ci comportent toutes des dangers abusifs. Dans le cadre des monastères, mis à part ceux qui ont des structures éducatives, l’abus pourrait davantage consister en débordements homosexuels. La vigilance et la correction s’imposent bien sûr, elles ne doivent pas pour autant empêcher l’échange de richesses à l’intérieur de la communauté.
Il y avait aussi dans le monastère de saint Benoît des enfants qui étaient confiés aux moines par des familles afin qu’ils reçoivent une bonne instruction (cf. RB 59). Ils étaient traités de la même manière que les moines s’ils commettaient des erreurs ou des fautes. On leur appliquait d’abord la peine de la mise à l’écart pour un temps, et s’ils ne comprenaient pas la gravité de cette peine, on les soumettait à des mesures plus rudes. Saint Benoît veut croire à la capacité de perception spirituelle de cette jeunesse qui peuplait les monastères et qu’il n’était pas toujours facile d’accompagner (RB 20).
Le chapitre 68 sur la manière d’accueillir un nouveau membre est sans doute celui qui nous en apprend le plus sur ce que saint Benoît souhaite concernant les jeunes moines. Tout d’abord, l’entrée dans la communauté n’est pas rendue facile : « Il faut éprouver les esprits pour discerner s’ils sont de Dieu » (68, 2). Cela tranche sur l’attitude bien souvent rencontrée de la facilité avec laquelle on reçoit les jeunes dans la vie monastique. C’est une expérience exigeante qui nécessite une mise à l’épreuve pour prendre conscience de ce qui est en jeu.
Au temps de saint Benoît, il y a d’abord pour celui qui frappe à la porte, un séjour à l’hôtellerie puis, s’il persévère, l’introduction dans le lieu où vivent les novices ; ils y sont vraiment à part, y dormant et prenant leurs repas, et menant les différentes pratiques spirituelles.
Un ancien expérimenté, « capable de gagner les âmes », sera désigné pour les accompagner. Trois critères sont donnés pour cet accompagnement : examiner si le jeune cherche vraiment Dieu, s’il est fervent pour l’Office divin, s’il vit bien l’obéissance et les contrariétés qui ne manquent pas.
On peut donc reconnaître à la fois que les jeunes ne sont pas rois dans le monastère de Benoît mais qu’en même temps, leurs besoins spécifiques sont pris en compte : c’est pourquoi ils sont formés à part sous la conduite d’un ancien. Il y a une entrée progressive dans la communauté avec un soin particulier sur le cheminement intérieur. Cela tranche sur notre sensibilité actuelle qui cherche à intégrer le plus possible les nouveaux dans la vie de toute la communauté en valorisant leur apport spécifique. Il faut sans doute trouver un bon équilibre entre ces deux positions. Il y a là un enjeu important pour la vie monastique d’aujourd’hui. On mesure trop mal le décalage de mentalité entre les générations dans le monde contemporain ; décalage qui ne cesse de s’accélérer et qui demande des étapes d’approche pour permettre un sain dialogue entre des personnes d’âges différents et parfois de cultures différentes, autour de la médiation d’une même Règle.
Cette intégration progressive est d’autant plus importante que la valeur de l’engagement est aujourd’hui très relativisée. Il n’est pas rare de voir des moines ou des sœurs, après avoir fait solennellement profession, remettre en cause leur parole sans presque aucun scrupule. Ils peuvent même quitter le monastère sans préavis d’aucune sorte, pratique qui ne pourrait avoir lieu dans le milieu professionnel. Mais l’engagement monastique relève plus de la sphère privée, à l’exemple de ce qui a lieu dans le contexte de la famille pouvant aujourd’hui se faire et se défaire de plus en plus facilement.
Saint Benoît évoque le rang à garder dans la communauté (RB 63). Il préconise que celui-ci repose sur l’ancienneté de l’entrée au monastère et non sur l’âge de naissance ou à plus forte raison sur les distinctions sociales. Ainsi, « Celui qui sera entré au monastère à la seconde heure du jour, se reconnaîtra, quel que soit son âge ou sa dignité, plus jeune que celui qui est arrivé à la première heure » (63, 8). De la même manière, saint Benoît rappelle que « nulle part, il y aura avantage ou préjudice du simple fait de l’âge dans l’ordre à garder, puisque Samuel et Daniel, encore enfants, ont jugé les anciens » (63, 5-6). Dans ce même chapitre, en plus de sa mention au chapitre 4, saint Benoît redit que les jeunes honoreront les anciens et que les anciens auront de l’affection pour les jeunes. Il rappelle pour ce faire quelques règles de conduite fraternelle qui ne sont pas sans conséquences pour la vie ordinaire : le fait par exemple d’appeler les jeunes « frère, sœur » ou les anciens « nonnus, nonna » qui d’ailleurs a donné le substantif de « nonne » et qui signifie encore en italien « grand-père, grand-mère ». Le premier terme marque de la part des anciens une reconnaissance de fraternité selon le Christ et non de supériorité paternelle ou maternelle. Le second manifeste tout à la fois le respect et une certaine familiarité. Il pourrait s’interpréter comme « petit père, petite mère ». Ce n’est probablement pas la bonne expression à employer aujourd’hui, mais cela mériterait de trouver un équivalent.
Saint Benoît rappelle aussi quelques manières élémentaires, comme par exemple de se saluer lorsqu’on se croise, le plus jeune frère en prenant l’initiative. Dans la Règle, cela se traduit en appelant la bénédiction de Dieu par l’intermédiaire de l’ancien. De même, saint Benoît rappelle qu’un jeune se lèvera au passage d’un ancien et lui fera place pour s’asseoir. Tous ces petits gestes du quotidien sont le signe d’une attitude de respect plus générale de manière à constamment se prévenir d’honneur les uns les autres.
Dans des sociétés occidentales où les anciens sont souvent regroupés en des maisons spécialisées, l’exemple des monastères où se côtoient différentes générations peut avoir force de témoignage ; à condition cependant que les anciens, majoritaires dans certaines communautés dans le monde occidental, se gardent de la tentation de mettre à leur service des jeunes en très petit nombre ou parfois même réduits à l’unité ! À plus forte raison, si ce sont des jeunes moines ou moniales que l’on fait venir de l’étranger dans ce but non avoué !
Saint Benoît, par ailleurs, est très soucieux que deux membres de la même famille (dont souvent l’un est plus jeune) ne prenne la défense l’un de l’autre du fait des scandales que cela peut engendrer comme déséquilibre dans le groupe. Il demande aussi que les plus jeunes et les anciens – du fait de leur plus grande fragilité – ne soient pas repris à tout propos par les autres de façon désordonnée, comme par manière de défoulement.
Au final, la règle bénédictine, selon son auteur, a été écrite pour des débutants comme on l’a déjà dit. Si bien que dans le monastère, tous doivent être soucieux de garder un cœur d’enfant, désireux d’avancer sur la voie du commandement de l’amour afin que, dans un encouragement mutuel, le cœur de chacun puisse se dilater, et que tous courent avec joie vers le but qui n’est autre que l’union à Dieu. Cette finalité garde à tous le dynamisme de ceux qui vivent la nouveauté et la créativité de Dieu. En cette matière, l’âge importe bien peu !

Le jeune homme riche (Mt 19, 16-26)
2
Lectio divina
Mère Escolástica Ottoni de Mattos, OSB
Abbesse de Santa Maria, São Paulo (Brésil)
Le jeune homme riche (Mt 19, 16-26)
Une question, clé d’une recherche
19, 16 Et voici que quelqu’un s’approcha de Jésus et lui dit : « Maître, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? ». 17 Jésus lui dit : « Pourquoi m’interroges-tu sur ce qui est bon ? Celui qui est bon, c’est Dieu, et lui seul ! Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements ». 18 Il lui dit : « Lesquels ? ». Jésus reprit : « Tu ne commettras pas de meurtre. Tu ne commettras pas d’adultère. Tu ne commettras pas de vol. Tu ne porteras pas de faux témoignage. 19 Honore ton père et ta mère. Et aussi : Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». 20 Le jeune homme lui dit : « Tout cela, je l’ai observé : que me manque-t-il encore ? ». 21 Jésus lui répondit : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi ». 22 À ces mots, le jeune homme s’en alla tout triste, car il avait de grands biens.
23 Et Jésus dit à ses disciples : « Amen, je vous le dis : un riche entrera difficilement dans le royaume des Cieux. 24 Je vous le répète : il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des Cieux ». 25 Entendant ces paroles, les disciples furent profondément déconcertés, et ils disaient : « Qui donc peut être sauvé ? ». 26 Jésus posa sur eux son regard et dit : « Pour les hommes, c’est impossible, mais pour Dieu tout est possible ».
En lisant ce passage de Mt 19,16-26, arrêtons-nous sur les premiers mots : « Quelqu’un s’approcha de Jésus ». Contemplons la diversité des personnes qui s’approchent de Jésus dans l’évangile de Matthieu et leurs différents motifs. Mettons-nous aussi dans ce mouvement de rapprochement de Jésus, allons à sa rencontre :
4, 3 : le tentateur s’approche de Jésus pour le mettre à l’épreuve ;
4, 11 : les anges s’approchent pour le servir ;
8, 2 : un lépreux s’approche pour être purifié ;
8, 19-20 : un scribe s’approche et se propose pour le suivre partout ;
13, 36 : les disciples s’approchent pour demander le sens d’une parabole ;
17, 14 : un homme s’approche pour implorer pitié pour son fils lunatique ;
26, 7 : une femme s’approche avec un flacon d’albâtre pour oindre la tête de Jésus ;
26, 49 : Judas s’approche pour donner à Jésus le baiser de la mort.
Ici, en 19, 16, quelqu’un s’approche et demande : « Que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? ». La personne qui s’approche dans ce passage est appelée « quelqu’un » (eis en grec). Ce peut être chacun de nous. Cependant, c’est quelqu’un qui s’adresse à Jésus comme « Maître » ;
– il cherche à avoir la vie éternelle ;
– c’est un jeune homme ;
– il observe les commandements ;
– il est sans demi-mesure, dût-il s’éloigner tout triste parce qu’il se voit dans l’impossibilité de recevoir l’unique chose qui lui manque...
Ne rien avoir, seulement « un trésor dans les cieux », telle est la leçon finale.
Regardons le texte avec attention. Il est composé de deux scènes distinctes très structurées littérairement :
I. Dialogue de quelqu’un avec Jésus
a) s’approcher de Jésus (v. 16a)
b) interroger Jésus (v. 16b)
c) recevoir une réponse de Jésus (v. 17)
b’) interroger Jésus (v. 18a)
c’) recevoir une réponse de Jésus (v. 18b-19)
b’’) interroger Jésus (v. 20)
c’’) recevoir une réponse de Jésus (v. 21)
a’) s’éloigner de Jésus (v. 22)
Ce dialogue est encadré par l’antithèse relevant un conflit et un combat d’autant plus forts qu’ils concernent un engagement de toute la vie et même de « l’après-vie ». Pour LE TOUT, tout est demandé :
v. 16 : « S’approcher » est opposé à « s’éloigner » (v. 22) ;
v. 16 : « Avoir la vie éternelle » est opposé « à avoir de grands biens » (v. 22).
À l’intérieur du débat, dans le verset 21, les antithèses sont nombreuses : aller ≠ venir ; vendre ≠ posséder ; donner aux pauvres ≠ avoir un trésor. Ces parallélismes antithétiques font contraste avec la synthèse très stable de l’annonce de Jésus : entrer dans la vie, entrer dans le royaume des cieux, entrer dans le royaume de Dieu (v. 17.23.24).
Le jeune homme est préoccupé d’AVOIR ; étant riche et habitué à tout posséder, il veut aussi en toute bonne intention et logique avoir la vie éternelle. Jésus lui présente une autre réalité : « Être parfait... me suivre » et pour cela ne rien avoir. Il s’agit d’une dépossession totale en vue de l’Absolu qui l’appelle. Comme le souligne Romano Guardini : « Posséder quoi que ce soit, c’est déjà être riche. (...) Ce qui importe est la possession elle-même et en elle-même »[1]. Saint Benoît nous rappelle bien cela au chapitre des bonnes œuvres : « Ne rien préférer à l’amour du Christ » (RB 4, 21). De même, à la fin de sa Règle, comme un témoin qui a fait un sérieux parcours dans la vie chrétienne et monastique, il dit : « Ne préférer absolument rien au Christ qui veuille bien nous conduire tous ensemble à la vie éternelle » (RB 72, 11-12).
Les commandements de la Loi, exprimés sous forme négative, montrent déjà la nécessité d’un manque qui creuse un vide, un vide nécessaire à une plénitude : se déposséder de l’instinct de tuer, de commettre l’adultère, de voler, de porter un faux témoignage. Paul Beauchamp affirme : « Les interdits du dialogue font le vide devant un espace où Dieu ne demande rien »[2]. Dans les commandements cités ici se concentrent toute la Loi.
Alors « Que me manque-t-il encore ? » (v. 20). « Si tu veux être parfait » (v. 21). L’adjectif teleios, du verbe teleio signifie littéralement : « une action accomplie », « menée à son terme », « parvenue à maturité ». C’est d’ailleurs ce qu’évoque déjà la racine du mot grec qui traduit « commandement », entolé : en teleios, en vue de l’accomplissement. Ce jeune homme n’est pas encore parvenu à maturité, bien qu’il observe les commandements ; il est pris dans un va-et-vient entre vendre et posséder, donner aux pauvres et avoir pour soi ; il n’est qu’au début du chemin. Le fondateur du hassidisme, Baal-Shem-Tov, rabbin du 17e siècle, nous livre cette perle de la tradition juive :
« Voici les paroles que dit Moïse à tous les fils d’Israël, au delà du Jourdain, dans le désert (Dt 1, 1). Il en est plus d’un qui estime avoir trouvé Dieu et ne le connaît point. Et il en est plus d’un qui croit soupirer vers Dieu de loin alors que Dieu est tout près de lui. Pour toi, pense toujours que tu te trouves au bord du Jourdain et que tu n’es pas encore entré dans le pays. Et si tu as déjà observé nombre de commandements, sache bien que tu n’as rien fait »[3].
Le jeune homme dans toutes ses approches et ses éloignements, dans ses nombreux va-et-vient, garde la nostalgie d’être comblé par ses propres biens. Il ne peut accepter le manque qui est la place de l’autre, du Christ, en lui.
II – Dialogue de Jésus et ses disciples
a) La parole de Jésus :
1. difficilement un riche entrera (v. 23)
2. plus facile à un chameau de passer (v. 24)
b) La question des disciples à Jésus: « Qui donc peut être sauvé? » (v. 25)
a’) La parole de Jésus :
1. impossible aux hommes (v. 26)
2. possible à Dieu (v. 26)
Au cœur d’une antithèse aiguë – « Difficilement... plus facile » – la question des disciples jaillit comme un drame, elle concerne le salut : « Qui donc peut être sauvé ? » (v. 25). « Être sauvé » est une réalité qui apparaît souvent dans l’évangile de Matthieu, depuis le début. Mettons nous en présence de ce questionnement :
– elle est liée au nom même de Jésus : « Et tu l’appelleras Jésus, car il sauvera son peuple de ses péchés » (Mt 1, 21) ;
– elle peut concerner aussi un péril : « Seigneur, sauve-nous, nous périssons » (Mt 8, 25) ;
Ce qui est visé dans notre péricope est exprimé dans ce verset : « Celui qui tiendra bon jusqu’à la fin (eis telos) sera sauvé (sotesetai)” » (Mt 10, 22). Voici à nouveau la perspective de l’accomplissement. Rien ne peut aboutir en dehors de cette visée dernière. Mais concrètement, pour Jésus, aller jusqu’à la fin signifie aller jusqu’à la croix, la porte par laquelle on entre dans la vie. La question est si sérieuse que Jésus laisse entendre qu’une telle tâche n’est possible qu’à Dieu. Par là, Jésus nous apprend la nécessaire dépendance de Dieu pour être sauvé. Jésus lui-même ne s’est pas sauvé tout seul. C’est pourtant ce à quoi on l’invite lorsqu’il est sur la croix : « Sauve-toi toi-même si tu es le Fils de Dieu et descends de la croix » (Mt 27, 40). Et encore : « Il en a sauvé d’autres et il ne peut pas se sauver lui-même » (Mt 27, 42).
Jésus, Dieu et homme, n’a pas voulu s’exempter du manque, comme le dit saint Paul aux Philippiens 2, 16 ss : « Lui qui était de condition divine n’a pas retenu comme une proie à saisir le rang qui l’égalait à Dieu, mais il s’est vidé de lui-même, […] s’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, devenant obéissant jusqu’à la mort et la mort sur une croix ». Se sauver soi-même, c’est ne pas aller jusqu’au bout de la dépossession de soi, c’est descendre de la croix, ne pas avoir besoin d’elle. Pourtant c’est elle qui nous donne la clé de la dépossession.
Conclusion
Comme nous le dit l’épître aux Hébreux, Moïse « considéra l’humiliation du Christ comme une richesse plus grande encore que les trésors de l’Égypte, car il avait les yeux fixés sur la récompense dernière » (He 11, 26). La tradition juive nous dit que Moïse est entré dans la vie par le baiser de Dieu[4]. Même si nous parvenons à vivre cent vingt ans en dialogue avec Dieu, nous avons surtout, comme lui, à nous laisser courageusement désinstaller de nos certitudes trop formelles et de nos illusions. « De commencement en commencement »[5], mis en chemin, à la suite du Christ, par la trouée abyssale et fascinante et par l’innovation intarissable de cette question : « Que me manque-t-il encore ? ».
[1] Romano GUARDINI, Le Seigneur, Tome I, Paris, Ed. Alsatia, 1945, p. 322.
[2] Paul BEAUCHAMP, D’une montagne à l’autre, la Loi de Dieu, Paris, Ed. du Seuil, 1999, p. 33.
[3] Martin BUBER, Vivre en bonne entente avec Dieu selon le Baal-Shen-Tov, Ed. du Rocher, 1990. p. 106.
[4] Ovadiah CAMHY, Paroles du Talmud, Ed. Stock, 1951, p. 79.
[5] Cf. Grégoire de Nysse, Vie de Moïse, SC n. 1.

Être moine dans un jeune monachisme
3
Témoignages
Dom Alex Echeandía, OSB
Prieur de la communauté de Lurín (Pérou)
Être moine dans un jeune monachisme
Le mot « expérience » est habituellement utilisé pour une personne plutôt âgée, un homme ou une femme qui a vécu suffisamment dans le cadre d’une grande tradition d’habitudes, de coutumes et d’un style de vie. En ce sens, la tradition du monachisme péruvien est assez neuve, puisqu’elle est aussi récente que le premier monastère bénédictin qui y a été fondé dans les années 60.
L’Église du Pérou ne connaissait pas le mot « monachisme » quand les ordres mendiants sont arrivés. De fait, les moines n’étaient pas autorisés à venir par la Couronne espagnole parce que les nouvelles Indes étaient considérées comme une terre de mission. L’histoire rapporte que lorsque Christophe Colomb accomplit sont deuxième voyage en Amérique, il y avait déjà des frères franciscains. Le but principal était d’évangéliser le Nouveau Monde. L’évangélisation nécessitait la catéchèse et la disparition de toute forme d’idolâtrie.
Mais étrangement, l’évangélisation a été réalisée par des moines bien avant que les ordres mendiants n’existent dans l’Église. Dans l’Église des premiers siècles il y eut des moines missionnaires très célèbres comme saint Colomban, saint Augustin de Canterbury, saint Boniface de Fulda et bien d’autres qui portèrent l’Évangile en Europe et vers l’Est.
Le fait que les Ordres mendiants étaient bien vivants à la fin du 15e siècle a été crucial pour la décision des espagnols d’envoyer principalement des franciscains et des dominicains évangéliser l’Amérique. Par ailleurs la vie monastique en Espagne connaissait alors une période de réforme. Si bien que la Couronne ne demanda pas aux moines de se joindre à ce nouveau mouvement d’évangélisation. Seules les moniales de ces mêmes Ordres étaient invitées à porter l’intention de ces missions par leur prière et leur mode de vie. Dans l’histoire du Pérou, cependant, on doit dire qu’il y eut un petit groupe de moines qui vinrent d’Espagne. En effet, des Jéronimites et des moines de Montserrat s’établirent dans le pays mais comme une simple présence sans aucun développement.
Il y eut aussi, d’une manière étonnante, un monastère cistercien fondé au 16e siècle à Lima par une mère et sa fille, Lucretia de Sanzoles et Mencia de Vargas : le monastère de la Sainte-Trinité. Avec l’approbation du Pape, la fondation fut érigée par saint Toribio de Mogrovejo, alors archevêque de Lima. Le monastère a existé du 16e siècle jusqu’à sa suppression dans les années 1960. Les moniales cisterciennes de Las Huelgas (Espagne) sont venues en 1992 pour refonder le monastère dans la banlieue sud de Lima, à Lurín, et ont repris ainsi l’histoire de ce monastère. Elles sont retournées en Espagne en 2017 en raison d’un manque de vocations, et nous ont demandé de reprendre ce monastère où sont enterrées les fondatrices et des moniales cisterciennes décédées. Nous vivons maintenant sur place, continuant l’histoire, la tradition et surtout la prière d’une communauté monastique dans l’Église du Pérou. Les faits historiques manifestent assurément combien Dieu travaille selon des perspectives inattendues.
Je mentionne ces faits historiques parce que, après quatre projets avortés venant de différentes régions et de congrégations bénédictines, nous avons survécu si longtemps par la grâce de Dieu. Nous sommes la première communauté bénédictine au Pérou vivant la vie monastique avec uniquement des moines péruviens. Le monachisme masculin est quasiment inconnu au Pérou. Mais le Seigneur a inspiré des hommes pour vivre un style de vie qui existe depuis les premiers siècles de l’Église, et au sein d’une riche tradition.
Personnellement, je ne connaissais pas grand chose de la vie monastique du fait qu’il n’y avait pas beaucoup d’informations à ce sujet dans l’Église du Pérou. Les premiers Ordres établis dans le pays étaient les mieux connus. Cependant, le Seigneur appelle des hommes et des femmes à le chercher dans la perspective dynamique d’une vie de prière et de travail, avec l’Office divin, la lectio et l’étude, l’accueil et l’accompagnement spirituel à l’intérieur même du cloître et pour le monde entier et l’Église entière.
J’ai rejoint le monastère quant j’avais vingt ans. J’y ai rencontré une petite communauté fondée en 1981 (seulement deux ans avant ma naissance !) par l’abbaye de Belmont en Angleterre. Je fus invité à le visiter, sans savoir l’immense joie qu’allait produire en moi le première heure de prière à laquelle j’allais participer : l’office de Complies. Je fus captivé et touché au plus profond de mon être. Quelque chose d’étrange et de nouveau se produisit. Je faisais par expérience la connaissance de ce qu’était la vie monastique. Prier les psaumes était concrètement pour moi une rencontre de Dieu dans ma propre vie de foi.

Je ne connaissais presque rien sur la culture monastique. Progressivement, j’en appris davantage sur l’histoire, le sens, la richesse et le but de ce genre de vie. C’était une rencontre de Dieu par un chemin bien mystérieux. Le Seigneur me fit faire l’expérience de son appel et de ma réponse dans le contexte d’une vie monastique.
Comme je l’ai dit, il n’y avait pas vraiment d’histoire monastique dans les pays de langue espagnole en Amérique du Sud. À la différence du Brésil, qui est portugais, les autres pays d’Amérique du Sud n’ont reçu les premières fondations monastiques qu’à la fin du 19e siècle. Il est intéressant de noter que si le monachisme est le point de départ de la vie religieuse dans l’Église, c’est une réalité totalement neuve dans la vie religieuse sur ce continent latino-américain.
Moi-même et ma communauté au Pérou avons fait l’expérience de la présence de Dieu au fur et à mesure que nous nous sommes développés dans la terre désertique du Pérou. La communauté comprend maintenant sept moines de vœux solennels, il y a aussi deux jeunes stagiaires et un certain nombre se préparant à entrer.
Le Seigneur m’a appelé à vivre la vie monastique dans un temps et un espace donnés. Il m’a invité, ainsi que mes frères, à suivre le Christ en vivant selon la règle de saint Benoît. C’est ainsi que la vie monastique s’est établie dans notre pays pour qu’en toutes choses, Dieu soit glorifié.
Devenir soi-même au monastère
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Témoignages
Sœur Maria Terezinha Bezerra dos Santos, OSB
Monastère do Encontro (Brésil)
Devenir soi-même au monastère
On m’a demandé un témoignage sur mon expérience de la vie monastique, mais je préfère appeler cela un partage sur ce que la vie monastique consacrée signifie dans mon cheminement humain, chrétien et spirituel.
Je suis moniale bénédictine du monastère d’Encontro situé à Mandirituba, dans l’état du Paraná, Brésil. Je suis née à Palmeira dos Índios, Alagoas. J’ai quinze ans de vie monastique et neuf ans de profession solennelle.
Nous savons que la vie chrétienne est déterminée par des verbes de mouvement, même quand elle est vécue dans un monastère ; c’est une recherche continue[1]. Dans la règle de saint Benoît, nous le savons, chercher Dieu est le premier critère de discernement d’une vocation monastique[2]. Chercher Dieu dans l’Office divin, c’est notre premier service, d’où dépend toute l’organisation de notre vie. Découvrant cela, j’ai compris que mon travail ne serait « vu » ni apprécié que par bien peu de monde, qu’il n’y aurait pas d’éloges ni de louanges. Au début, je le reconnais, ce ne fut pas facile, mais avec le temps, j’ai compris que mon service, notre service, au monastère d’Encontro, même s’il n’est pas reconnu comme on pourrait l’espérer, est d’abord une grâce que l’on reçoit. Je sais que notre vie de prière, d’intercession pour toute l’Église et pour le monde, donne des fruits, mais c’est le Seigneur lui-même qui les cueille.
Je dois dire en toute sincérité que je n’ai jamais pensé être religieuse, et encore moins moniale. Mais Dieu a conduit ma vie d’une telle façon que ce fut impossible de dire non à son appel. Je ne connaissais pas la vie monastique, mais j’avais un ami moine bénédictin, et j’ai été dans son monastère à Santa Rosa, au Rio Grande do Sul, pour faire une retraite de préparation à une possible entrée dans une congrégation de vie apostolique. Quand j’ai participé aux Vêpres pour la première fois avec les moines, je ne sais pas ce qui s’est passé, mais ce fut clair pour moi que Dieu m’appelait à une vie comme celle-là. J’en suis revenue décidée à entrer dans un monastère, mais je ne savais pas où. Mon ami m’a donné des adresses de quelques monastères, entre autres le monastère d’Encontro.

Quand je suis arrivée dans ce lieu, mon premier désir fut de m’enfuir tout de suite. J’ai pensé que ma place n’était pas là, mais je suis tout de même restée les huit jours prévus. À la fin du séjour, j’ai demandé à faire une expérience de trois mois. Et voilà quinze ans que j’y suis. Mon oui est passé et continue à passer par beaucoup de purifications. Et j’en rends grâce au Seigneur ! Quand je suis entrée, je pensais que, dans la vie religieuse, la sainteté était « automatique ». J’étais très tournée vers moi-même, et je pensais qu’au monastère je pouvais vivre tranquille dans mon coin. Je dois reconnaître que ce ne fut pas facile pour moi d’accepter que la vie monastique, ce n’était pas prier et vivre dans mon monde. Petit à petit, j’ai découvert que la vie monastique, c’était justement le contraire : sortir continuellement de moi, aller à la rencontre de l’autre, que ce soit dans la prière, dans la vie communautaire, ou dans l’accueil de ceux qui arrivent au monastère.
Le monastère a un nom qui est très parlant : monastère de la Rencontre, surtout quand on pense que le pape François insiste souvent sur la culture de la rencontre. Je puis dire que j’ai fait cette expérience plusieurs fois et de différentes manières, mais je ne soulignerai que trois expériences où j’ai vécu et continue à vivre ce mystère de la Rencontre.
La première rencontre fut avec moi-même. Dès le début, j’ai découvert une sœur Maria Terezinha que je ne connaissais pas. Cela ne signifie pas qu’elle n’existait pas, mais je la maintenais cachée sous d’autres apparences. J’ai toujours vécu mes sentiments et mes relations très superficiellement, ayant peur de toucher mes fragilités. J’avais peur aussi que les personnes puissent découvrir une Terezinha capable d’avoir des sentiments condamnables. Je ne voulais pas qu’on touche ma rage, mes jalousies, je ne voulais pas regarder en face une Terezinha avec ses limites humaines et spirituelles. Vraiment, je me suis vue face à mon humanité. Cette rencontre a été indispensable pour que je puisse faire un chemin d’auto-acceptation et de réconciliation avec ma propre histoire de salut. Au monastère, j’ai fait l’expérience de me sentir aimée telle que je me découvrais, sans avoir besoin de me montrer autre. Je pouvais être moi-même, avec mes qualités et mes limites, et cela m’a donné du courage pour continuer mon chemin de conversion. J’ai expérimenté la patience de mes sœurs qui, même en silence, exprimaient qu’elles croyaient en moi.
Et c’est la seconde rencontre, la rencontre avec ma communauté. L’expérience d’être acceptée et accueillie par ma communauté m’a fait découvrir combien j’avais besoin des autres qui osaient m’affronter, et qui m’aidaient à sortir de mon confort. En même temps, grâce à la vie communautaire, j’ai découvert des dons en moi que je ne connaissais pas et j’ai pu les développer. Mon expérience dans la vie communautaire a été pour moi une « renaissance ». Chaque jour, je sens que le Seigneur me recrée à partir de « la matrice » qu’est ma communauté. Il m’apprend à recommencer, il guérit mes blessures et me révèle son amour par des personnes que je n’aurais jamais pensé rencontrer. Je dois apprendre à créer des relations avec des personnes différentes qui ne sont pas toujours d’accord avec mes idées, ni moi avec les leurs, et que je dois respecter comme elles sont. Ce n’est pas un chemin facile, mais ce processus m’apprend à chercher le vrai sens d’être et de rester au monastère. Avec la vie communautaire, j’apprends de plus en plus que je ne peux pas marcher seule et que j’ai besoin de relations vraies pour vivre ma consécration comme le Seigneur me le demande.
Quand j’ai compris que je ne pouvais pas vivre ma consécration avec des réserves dans mon monde à moi et que je devais marcher avec mes sœurs, faisant souvent mourir ma volonté propre, j’ai découvert ce que signifie être consacrée à cause du Royaume, pour construire le Royaume, déjà ici et maintenant. C’est en vivant, marchant et servant la communauté que je réponds vraiment au désir d’être fidèle dans la suite du seul Seigneur.

La troisième expérience de la rencontre, c’est avec les personnes qui viennent au monastère. Saint Benoît dit que les gens qui arrivent doivent être accueillis comme le Christ[3]. Dans la pratique, et au jour le jour, ce n’est pas si simple que cela. Au début, je ne comprenais pas pourquoi je devais accueillir ceux qui arrivaient à des heures inappropriées… Je ne comprenais pas pourquoi je devais laisser le travail ou la prière pour aller à la rencontre de ceux qui venaient. Petit à petit, j’ai compris que ceux qui viennent cherchent la paix. Ils veulent être accueillis, écoutés, se sentir aimés et valorisés en tant que personnes. Beaucoup de gens qui viennent ont souvent tout ce que le monde et l’argent peuvent donner, mais ne rencontrent pas l’essentiel. Alors j’ai compris que ceux qui viennent cherchent Celui qui seul peut rassasier leur faim et remplir leur vide. Ces personnes cherchent Dieu, et ma façon de les accueillir peut aider à cette rencontre. Aujourd’hui, je sais que chaque fois que j’accueille quelqu’un, je peux être un instrument de Dieu pour cette personne. Mais je sais aussi que ces personnes sont encore plus un instrument de Dieu pour moi, en ma vie. Dieu peut nous utiliser et peut se servir des autres, nos frères et nos sœurs, pour manifester sa grâce et sa présence en nos vies.
Je ne peux pas finir ce partage sans remercier toute l’équipe de l’AIM, qui, depuis le début de ma vie monastique, a été présente avec son aide pour la formation initiale, a aidé pour que je puisse participer à l’école des formateurs, et dernièrement au cours de formation monastique cistercienne à Rome. Le Seigneur agit en nous avec sa grâce, mais je sais bien que je dois m’ouvrir à tout ce qu’il nous offre. Que l’AIM soit bien remerciée pour son dévouement en faveur de notre formation, nous donnant non seulement les moyens mais aussi les outils pour bien vivre la vie monastique.
[1] Ano da vida consagrada, Alegrai-vos: Carta circular aos consagrados e às consagradas do magistério do Papa Francisco, São Paulo, Ed. Paulinas, p. 23.
[2] Règle de saint Benoît 58, 7.
[3] RB 53, 1.
Une expérience de liberté intérieure en vue de l’union à Dieu
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Témoignages
Frère Edmond Amos Zongo, OSB
Monastère de Koubri (Burkina Faso)
Une expérience de liberté intérieure
en vue de l’union à Dieu
Par ces lignes je voudrais essayer de dire ce que représente la vie religieuse dans l’Église et, en conséquence, ce que la vie monastique représente pour moi.
De nos jours, la vie monastique apparaît aux yeux de beaucoup de jeunes chrétiens comme un mode de vie religieuse d’une époque dépassée, car pour eux le moine ne fait pas d’apostolat direct. Je ne chercherai pas à me justifier car pour moi la vie monastique a sa source dans l’Évangile, Parole vivante, actuelle, qui lui donne toujours son utilité. Il est facile d’apprécier positivement ou négativement la vie monastique de l’extérieur, mais parler d’une expérience singulière est à la fois plus difficile et plus utile. Je suis jeune et presque sans expérience pour parler de ce que je vis là. Seuls les vrais moines, c’est-à-dire ceux qui ont au moins une trentaine d’années de vie religieuse, pourraient le faire. Mais néanmoins je dirai le peu que je ressens.
Je me nomme frère Edmond Amos Zongo. J’ai senti l’appel à la vie religieuse comme beaucoup d’autres quand j’étais très jeune ; j’en ai parlé au prêtre chargé des vocations dans ma paroisse d’origine. Il m’a tout d’abord orienté vers le petit séminaire pour devenir prêtre diocésain. Mais je lui ai fait savoir que je sentais en moi l’appel à une vie plus contemplative qu’active ; cependant ne connaissant pas de monastère en Afrique, cela me paraissait difficile. Il m’a fait savoir qu’il existait un monastère bénédictin dans l’archidiocèse de Ouagadougou. Il s’est chargé de faire les démarches pour moi. Dieu soit loué !
La première prise de contact avec le monastère eut lieu en août 1995. Après différents stages, je suis rentré définitivement en octobre 1997. À la fin du noviciat, je me suis engagé par la profession temporaire le 18 octobre 2001 et solennelle le 10 février 2007.
La vie monastique est une vie religieuse comme les autres formes de vie religieuse avec l’engagement à suivre les conseils évangéliques que l’histoire a résumé dans les trois vœux de pauvreté, chasteté et obéissance. Pour les moines qui suivent la règle de saint Benoît il y a le vœu d’obéissance, celui de stabilité et celui de conversion de sa vie qui englobe la pauvreté, la chasteté et d’autres dimensions de la vie religieuse. Le monachisme est beaucoup plus ancien que les autres formes de vie religieuse chrétienne. Sa particularité pour moi est le fait d’être plus centré sur la prière que sur le travail. Notre Ordre a pour devise : « Ora et labora ». Sciemment Ora est en tête de cette devise. La tradition l’a placé en premier lieu car saint Benoît ne voulait pas que le travail domine sur la prière : la tendance naturelle de l’homme c’est de mettre le travail en premier lieu. Un proverbe des commerçants dit que « le client passe mais le Bon Dieu est stable ». Ainsi le travail passe mais tu peux toujours prier à l’heure que tu veux. Par cette même devise « ora et labora », saint Paul fustige les chrétiens : « Celui qui ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » (2 Th 3,10). Car Dieu a mis l’homme sur la terre pour la continuation de son œuvre : « Tu vivras à la sueur de ton front » (Gn 3, 17-19). Malgré tout, une gloire de saint Benoît est aussi d’avoir réhabilité l’amour du travail, « L’oisiveté est l’ennemi de l’âme » (RB 48). Dans les vœux monastiques, chacun a son importance et joue un rôle complémentaire par rapport aux autres, cependant le moine doit prier en toute chose y compris en accomplissant sa charge de travail.

La pauvreté : de prime abord il faut faire une nette distinction entre la pauvreté dont parle Jésus et une certaine pauvreté qui est synonyme de misère. Dans la misère on ne peut pas chercher Dieu. Un proverbe l’affirme bien : « Celui qui est tenaillé par la faim est sourd à toute parole ». La pauvreté évangélique est une pauvreté librement choisie pour atteindre le but que Jésus propose dans les béatitudes, « Heureux les pauvres car le Royaume des cieux est à eux ». En tant que disciple de Jésus j’ai choisi cette forme de pauvreté pour être libre de tout attachement dans le but de pouvoir servir librement. C’est seulement dans la vie chrétienne et religieuse que la pauvreté est vue comme une vertu. Notre monde a horreur de ce mot, car chacun, jeune ou vieux, désire être libre alors que la pauvreté contraint à être sous la dépendance de quelqu’un.
La chasteté également aide les religieux/ses à se consacrer entièrement au service de l’Église pour pouvoir être frère ou sœur de tous sans exception de race ou d’ethnie. N’ayant pas de femme ou d’enfants, nous cherchons à aimer toute personne par le même amour que celui du Christ : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Sans ce vœu de chasteté, je pense qu’il me serait difficile, voire même impossible, de me consacrer entièrement au service de l’Église universelle. Mais je n’ignore pas que c’est le vœu le plus difficile et le plus compliqué. Actuellement l’une des faiblesses de l’Église catholique vient de ce vœu qui crée des ennuis aux hommes et femmes consacrés au service de l’Église. Pour moi, seule la vie communautaire peut m’aider à vivre pleinement ce vœu. Il est très exigeant et peut nous mettre parfois vraiment mal à l’aise.
De ce vœu j’aboutirai au vœu d’obéissance. Saint Benoît parle de l’obéissance dans plus de trois chapitres : RB 5 ; 68 ; 71 (72 qui est selon moi un complément du 71). L’obéissance pour moi en tant que Mossi (une des ethnies du Burkina) n’est pas très difficile, car dans notre culture, l’enfant est contraint d’obéir à ses aînés. Mais est-ce la même obéissance que celle dont parle saint Benoît ? Je dirais non car saint Benoît parle de deux sortes d’obéissance. Au chapitre 5 de la Règle, c’est l’obéissance aux supérieurs alors qu’en RB 71, il est question de l’obéissance mutuelle. C’est là que l’obéissance demande un discernement : il est difficile d’obéir à un inférieur. Pour que cela devienne plus aisé, il faut que le moine soit vraiment imprégné de la vie monastique. Il n’obéit pas à un être humain mais à un ordre venu de Dieu transmis par son prochain. Celui qui arrive à un tel degré de perception spirituelle ne souffre plus de l’obéissance.
La stabilité, vœu propre aux moines, attache le moine à un lieu fixe. Là où le moine s’engage, cette communauté devient pour lui une nouvelle famille, plus encore qu’une famille adoptive, cette communauté devient pour lui comme un bien privé. Le vœu de stabilité nous aide et même nous oblige à cultiver un climat de paix car nous sommes désormais condamnés à voir tous les jours les mêmes visages, c’est-à-dire les mêmes personnes. Avec le vœu de stabilité nous nous découvrons complètement : nous pouvons affirmer que nous connaissons un tel car nous avons vécu avec lui pendant quinze ans, quarante ans, voire plus, dans le même monastère. La vie monastique est caractéristique d’un tel phénomène. La stabilité est une valeur à cultiver.
Pourquoi les moines se retirent du monde pour vivre à l’écart ? Plus l’âme se dégage, plus elle se rend libre et plus elle est apte à atteindre son Créateur et disposée à accueillir les grâces de Dieu. C’est Jésus qui nous a montré l’importance du retrait pour un temps de face à face avec Dieu. Quand Jésus se retirait, ce n’était pas pour aller se détendre mais pour aller implorer celui qu’il nommait son Père. Les moines n’ont pas inventé la prière ni la retraite pour pouvoir s’unir à Dieu. Chaque fois que Jésus avait quelque chose d’important à faire ou à décider, il se retirait sur les hautes montagnes. Pour moi les altitudes symbolisent le désert dont parlent les anciens. Dans toute religion il y a la prière : c’est le lieu par excellence du silence qui permet de rentrer en contact avec le Dieu au-delà de tout. Chaque jour le moine cultive ce climat de silence en lui et autour de lui. C’est l’amour du silence qui pousse le contemplatif à prendre un temps de recul, à se retirer dans le désert. Ce silence lui permet d’être seul avec le Seul. En se retirant du monde, j’ai plus de temps pour louer Dieu et en même temps implorer la bonté divine pour toute l’humanité.
Ce qui me plaît le plus dans la vie monastique ce sont : la vie communautaire, la prière avec sa dimension de silence, et le travail. La vie est faite pour être partagée. Le moine cénobite est celui qui vit sans être seul. Dieu est avec lui et il est rattaché à une communauté. Dans la vie communautaire, je vis avec des frères ; on s’épaule mutuellement pour essayer ensemble d’avancer pas à pas, en suivant le rythme de chacun, jour après jour, vers la perfection. Ce véritable soutien ou partage concerne tous les domaines : service rendu, encouragement mutuel et particulièrement l’amour que nous avons les uns pour les autres. Dans cette vie communautaire, je retrouve le type de famille que j’ai quittée. C’est dans la prière que la communauté puise sa force pour la vie fraternelle. Une communauté qui ne prie pas ne peut pas être vraiment une communauté religieuse ; c’est au mieux une association pour un but donné.
C’est par le travail que la communauté des frères gagne sa vie : car notre père saint Benoît souhaite que « les frères vivent du travail de leurs mains » (RB 48, 8). Pour moi, la vie monastique est pour l’Église universelle ce qu’est le souffle pour le corps humain. Sans une vie entièrement consacrée à la prière pour soi-même et pour les autres, notre monde sera sous l’emprise du Mauvais. Je suis très heureux d’être moine car je suis convaincu de l’utilité de la vie monastique ; même si mon ministère est invisible, il est capital et irremplaçable. Mon ministère à moi, c’est de prier pour l’humanité tout entière. Et c’est Dieu qui sait à qui et à quoi ma prière peut aider. C’est lui qui répartit mon petit effort de tous les jours. Les autres formes de vie religieuse sont, elles aussi, importantes et même très importantes mais pas irremplaçables. Même si l’Église cesse de tenir des écoles pour l’instruction des enfants, chaque pays peut et doit assurer cette responsabilité, tandis que pour la prière ce n’est pas le cas. Même dans les pays à caractère religieux, l’état ne peut pas imposer à tout le monde de prier.
La prière dans la vie monastique : dans la vie monastique nous donnons à Dieu notre vie, notre foi, tout notre être. Il devient notre sécurité, notre force et tout simplement notre source de vie. Je peux être trahi par mon prochain mais jamais par Dieu. Ma foi, ma confiance s’appuie sur le Fils de Dieu mort et ressuscité pour sauver l’homme, à commencer par moi-même. Quoi de plus normal que de faire tout mon possible pour lui montrer ma reconnaissance. Dieu est miséricordieux, cette miséricorde de Dieu se ressent fortement dans la vie monastique car chaque jour je compte sur lui. J’ose dire que l’originalité de notre vie consiste à montrer que l’agapè (amour) de Dieu se concrétise, ou plutôt doit se concrétiser, quand nous nous aimons comme Dieu le commande. Surtout quand je chante le psaume 132 (« Qu’il est bon, qu’il est doux pour des frères de vivre ensemble et d’être unis »), je vis la joie de l’idéal monastique qui est si difficile à atteindre. C’est dans la prière que je rencontre Dieu et que je peux causer avec lui comme mon Maître et mon Sauveur. Je suis créé pour vivre en présence continuelle de Dieu : c’est là que je réponds à mon titre de religieux. Le religieux est un homme relié à l’Être suprême. Celui-ci veut que nous le découvrions toujours plus. Dans cette forme de vie religieuse, comment l’homme peut-il entrer en contact avec Dieu sinon par la prière ? Dans ma prière de chaque jour je ne cesse de penser à tous ceux qui mettent leur confiance en Dieu et j’implore la miséricorde de Dieu pour tous ceux qui ont besoin d’une quelconque prière. La vie monastique devrait nous faire tendre tous les jours vers la perfection : connaître le Seigneur, l’aimer, c’est là mon plus grand bonheur.
Maintenant je voudrais invoquer un autre point de la prière si propre aux moines : la lectio divina. Le concept de la lectio divina mérite d’être précisé car ce terme peut désigner une étude ou la lecture d’un ouvrage spirituel. En fait, son vrai sens porte sur une lecture des saintes Écritures. D’autres traditions religieuses connaissent la méditation. La lectio divina est une lecture qui aboutit à la méditation. C’est quand on a mangé qu’on digère. La méditation c’est quand on a quelque chose dans la mémoire et que l’on y accède. La lectio divina s’ouvre à la méditation, qui se transforme en prière ou en contemplation. La méditation des Écritures saintes équivaut à mâcher la nourriture. Cette « rumination » du texte consiste à lire l’Écriture en se laissant transformer par elle. De cet éclairage du texte jaillit le sens spirituel. Cet éclairage, c’est le Christ qui nous le donne. Donc, tout moine doit être un spécialiste de la lecture car chaque jour il fait sa lectio. Avec la lectio, je dirais que la lecture est un art qu’on doit apprendre. Ce n’est pas parce qu’on sait déchiffrer l’alphabet qu’on lit. Dans la lectio on lit en sachant ce dont on veut profiter.
Depuis que je suis dans la vie monastique, bien que chaque vie ait ses problèmes et ses difficultés, je suis généralement très à l’aise.
Le proverbe dit qu’il n’y a pas de bon pays mais qu’il faut savoir vivre et bien s’intégrer. Quand je suis entré dans cette vie, j’avais un projet auquel j’aspire toujours : la perfection. Vivre sans objectif conduit au découragement. Au jour de découragement, si tu as un objectif, tu peux vaincre le découragement.
Cher frères et sœurs lecteurs, pour conclure ce travail je demande votre clémence car c’est l’expérience d’un jeune moine et non d’une personne expérimentée. Je sais que certains trouveront cette expérience édifiante mais d’autres penseront le contraire. Qu’est-ce qu’un novice peut apporter à des gens qui ont dévoré les écrits des grands spirituels comme saint Benoît, saint Anselme, saint Dominique et bien d’autres ? Un sincère merci à tous ceux qui porteront un intérêt particulier à cette lecture.
La fragilité et la force d'une communauté monastique
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Témoignages
Frère Nichodemus Ohanebo, OSB
Moine de Ewu-Ishan (Nigeria)
La fragilité et la force
d’une communauté monastique
Dans une des belles pages de son livre « Lettres du désert », Carlo Caretto écrivait : « Dieu construit son Église avec des pierres aussi fragiles que nous » – c’est exactement ce qui s’est passé et continue de se passer pour mon monastère. La solidité de telle ou telle maison de Dieu et de telle ou telle partie du Corps du Christ ne tient pas à la force des vertus ou à la faiblesse des péchés de tel ou tel de ses membres, mais à l’amour de Dieu qui considère qu’il convient, pour révéler sa divine volonté, de créer telle communauté, d’établir un lien entre tel corps et le grand Corps du Christ. Autrement dit, ce ne sont pas les pierres fragiles qui consolident l’Église, mais c’est l’amour prévenant de Dieu, au cœur des pierres elles-mêmes.
Pour présenter ma communauté, comme la politesse l’exige, je dirai que le monastère Saint-Benoît, qu’on appelle « le monastère d’Ewu », parce qu’il est situé sur une simple colline du village d’Ewu-Esan, au sud du Nigéria, est une communauté monastique masculine qui mène la vie cénobitique sous la règle de saint Benoît de Nursie (480-547), et fait partie de la congrégation bénédictine catholique romaine de l’Annonciation. Nos activités quotidiennes vont de la prière au travail, du travail au service des autres et du service à l’essentiel partage de la vie communautaire. Mais à quoi ressemble la vie au monastère d’Ewu ?
Sans me casser la tête et m’engager dans de grandes réflexions sur ce qu’est cette vie, je dois avouer que cette communauté est un groupe d’hommes décidés, chez qui se retrouvent toutes les expressions les plus spontanées et les plus normales (et parfois les plus anormales) de notre humanité, sans la moindre modération. En menant concrètement cette vie d’hommes, nous prenons conscience que la conversion et l’ascèse des moines ont tout leur sens et à tout instant, que les hommes doivent écouter la Parole de Dieu et y prêter attention. De même qu’on voit pousser toutes sortes de plantes dans le moindre recoin du monastère, on voit germer parmi les moines d’Ewu – chacun selon sa grâce particulière – toutes les fleurs bien humaines de notre humanité. Essayer de comprendre les frères d’Ewu, c’est parfois comme écrire quelques vers d’un poème tout simple, suivant l’inspiration du moment, au fur et à mesure que les événements de la vie quotidienne se succèdent, car on n’y arrive qu’en affrontant carrément la vie ordinaire, toute naturelle et bien réelle. Les frères ici sont tout à la fois réfléchis et spontanés à divers niveaux. Notre communauté est un continuel surgissement, une invention de tout instant.

Pour moi, la vie à Ewu est une expression vivante de la vie chrétienne à la fois tout à fait ordinaire et extraordinaire, en un beau mélange d’expériences et d’expressions de notre humanité. La vie qu’on mène ici est pratiquement une découverte et une redécouverte de soi-même, au-delà du visible. À Ewu, tout en prenant au sérieux la prière, le travail et diverses études, nous sommes aussi attentifs à l’originalité de chaque frère en tant que personne – cette personne qui doit être sauvée, cette personne avec ses imperfections, et cette personne qui sait très bien comment être elle-même, comment être moi-même. Un exemple : en l’absence de tout autre frère ancien, un novice assez dégourdi s’est trouvé prendre place à table tout près du Prieur. Après le repas, un autre frère lui demanda ce qu’il avait ressenti de s’être assis si près du Prieur et il répondit d’une voix forte : « J’avais l’impression d’être quasiment devenu sous-prieur », et tous d’éclater de rire. Si un novice avait dit la même chose dans une autre communauté, les rires se seraient peut être transformés en injonction à prendre la porte, pour avoir ainsi prouvé, par son manque d’humilité, qu’il n’avait pas la vocation. Mais c’est le genre de choses qui arrivent à Ewu. Cela ne veut pas dire qu’on admette tous les excès et tous les extrêmes, mais cela montre que notre communauté n’est guère parfaite et que les frères cherchent à faire vibrer, sous le doigt de Dieu, la corde qui fera jaillir le plus beau son du chant mystique qui résonne au cœur même de la vie la plus simple et la plus ordinaire.
À Ewu, disputes et réconciliations, incompréhensions et querelles finissent par s’harmoniser en une vision commune d’où, en fin de compte, les différences ont disparu ; on y commet bien des erreurs et si quelques-unes sont corrigées, d’autres demeurent béantes telle une cicatrice sur le visage de la communauté, un visage où, comme en miroir, on se regarde et où l’on découvre les effets des mauvais choix qu’on a pu faire, même en tant que communauté. Quand je regarde la vie qu’on mène à Ewu, à travers les yeux de ma propre faiblesse, je vois chaque frère avec certaines de ses limites (sinon presque toutes), et pourtant il reste tout à la fois un saint potentiel et bien réel. Notre façon de vivre me fait parfois penser que nous aurions besoin d’aide et qu’en même temps nous pourrions en aider d’autres, que ce soit sur le plan spirituel, matériel psychologique et même médical, émotionnel et tout autant sexuel, dans le domaine du tangible et de l’inconnaissable, du concret comme de la mystique.
Quiconque se complaît à être moins que lui-même se rend d’autant moins capable de changer en vérité et en profondeur. Et c’est parce que, à Ewu, nous sommes imparfaits qu’il nous faut avant tout, à mon sens spirituel, toucher du doigt nos imperfections, reconnaître nos zones d’ombre, leur donner si possible un nom et les mettre en pleine lumière, en les offrant à Dieu dans le genre de vie que nous menons. Nous cherchons Dieu, le Père de Jésus, c’est clair à mes yeux. Ce qui signifie, à mon avis, que si vous cherchez une communauté de moines parfaits, il ne faut pas venir à Ewu, mais qu’en contre-partie, vous risquez bien d’y rencontrer quelques saints.
Enfin, et je ne dis pas cela parce que je suis un des frères de la communauté, mais parce que je le constate ici : les frères d’Ewu sont en marche vers le milieu ou le cœur, ou le centre d’une vie authentiquement vécue en Dieu. Certes, ils traversent encore certaines crises, comme il est normal à tout groupe humain, mais s’ils continuent à mener leur vie quotidienne et à vivre leur expérience en toute simplicité et consciente spontanéité, ils feront exactement vibrer la corde de la note que Dieu, l’Absolu, est en train de chanter, et ce qu’ils sont résonnera parfaitement en harmonie avec ce qu’est le grand Corps du Christ. Nous prions pour atteindre ce sommet, afin que le Christ soit glorifié en toutes choses et qu’il puisse « nous conduire tous ensemble à la vie éternelle » (RB 72, 12).
En Afrique du Sud, les défis et les joies de la vie monastique
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Témoignages
Sœur Antoinette Ndubane, OSB
Communauté d’Elukwatini (Afrique du Sud)
En Afrique du Sud,
les défis et les joies de la vie monastique
Introduction
Le sujet de ce titre « La vie monastique en Afrique du Sud » suscite différents questionnements :
– la réalité de la vie monastique en Afrique du Sud,
– ce qui donne envie de devenir religieux ou moine en Afrique du Sud,
– les challenges et les joies de la vie monastique dans ce pays.
La réalité de la vie monastique en Afrique du Sud
Lorsque je suis devenue bénédictine en 2002, je ne savais pas que j’embrassais la vie monastique. Je pensais que j’entrais simplement dans une congrégation religieuse qui ressemblait à d’autres que je connaissais. J’ai mis un certain temps à comprendre les différences qui existent entre les ordres apostoliques et monastiques. Si la confusion peut encore exister, cela est peut-être dû à un manque d’identité claire des congrégations.
Peu à peu, j’ai compris que vivre dans un monastère ne consistait pas simplement à vivre entre les murs d’un bâtiment religieux. Cela signifie une appartenance de son être tout entier à ce monastère, à cette communauté. Le monastère, pour moi, c’est comme une université ou une école où les études portent sur la vie telle qu’elle est ; on peut y apprendre ce que l’on veut : par exemple se laisser envahir par ce qui est négatif, ou plus positivement, étudier ce qui est bon, ou, même, avoir les deux approches en même temps.
Comment est-ce possible ? Parfois j’entends des gens dire : « Au début, je ne savais pas répondre de manière inconvenante lors d’un affrontement, mais maintenant je sais ». Il est donc possible de choisir d’apprendre de mauvaises choses ; pourtant il y a des quantités de belles choses à cultiver : le travail manuel, la prière, la manière de vivre, de devenir un chrétien meilleur et plus sérieux, et tant d’autres choses… Un monastère est une maison de prière où vivent des consacrés. C’est aussi comme une maison où Dieu réside, ce qui peut permettre aux monastères d’aller bien. D’après ce que j’ai pu voir jusqu’ici, un monastère est une maison, ou une fontaine où l’on puise pour donner à ceux qui n’en partagent pas la vie ordinaire. Par exemple, il y a un temps pour prier et pour méditer : on peut ainsi savoir quoi offrir à ceux qui sont en recherche de Dieu et de ses grâces. C’est pourquoi le silence est si important dans la vie monastique ; c’est quand le silence m’habite que j’entends la voix de Dieu.
La vie monastique est-elle une réalité en Afrique du Sud ?
Dans cette partie du monde, est-ce que la réalité de la vie monastique est évoquée ? Oui et non. C’est une réalité, certes, car il y a des monastères en Afrique du Sud et des gens qui y vivent, mais on ne peut ignorer qu’ils ne sont pas nombreux et avec peu de moines indigènes.
Vient aussi la question : ceux qui vivent dans les monastères se rendent-ils compte de ce qu’ils sont ou non ? Il peut arriver par ailleurs que même ceux qui vivent dans un monastère, en raison de leur âge ou de leur ancienneté dans la vie religieuse, ne comprennent plus bien le sens de leur vocation. Les exigences du monde extérieur font se demander si la vie monastique est une réalité vivante ou non dans cette partie de l’Afrique.
Les difficultés de la vie actuelle entraînent aussi la question suivante : aujourd’hui, en 2019, est-il possible de vivre une vie monastique en totale vérité ? et comment concrètement ? ». C’est une question que l’on peut se poser à soi-même durant toute sa vie et cela peut favoriser la vitalité de sa vocation, permettre de la vivre mieux et en rapport avec ce qu’elle a de personnel. Quoi qu’il en soit, la vie monastique reste à la fois étrangère et locale ; elle donne l’impression d’être arrivée sur un bateau : les gens qu’il transportait nous l’ont apportée, et bien qu’on en attende beaucoup, elle paraît toujours étrangère aux yeux de l’Église et du peuple de la région. Et pourtant plusieurs aspects de la vie monastique semblent bien correspondre à la manière de vivre des indigènes : à savoir le respect, l’hospitalité, et quelques autres points.
Comment peut-on être moine ou religieux en Afrique du Sud ?
Je pense qu’il est normal de ressentir parfois ce qui manque par rapport aux membres étrangers de la communauté ; mais ce type de pensées ne dure pas, surtout quand on a le sentiment d’appartenir à une famille monastique très large. Ce sentiment est notamment encouragé par l’existence d’une structure qui réunit les supérieur(e)s, les formateurs et les jeunes en formation de notre région d’Afrique du Sud. Cette structure se nomme BECOSA (Benedictine Communities of South Africa, communautés bénédictines d’Afrique du Sud).
L’un des aspects les plus essentiels de la vie monastique ou de la vie religieuse en général est la formation : formation initiale et formation continue. Dans cette partie sud de l’Afrique, les bénédictins ne négligent pas ces questions de formation lorsqu’ils se rencontrent aux conférences du BECOSA ; c’est une grande aide pour la vie des moines et des religieuses qui vivent dans cette région. À chaque rencontre ou presque, les participants abordent un sujet spécifique concernant la formation initiale et continue des membres de nos communautés. Cela nous aide à approfondir notre connaissance de ce que nous sommes et de la manière dont nous sommes appelés à mener notre vie monastique. Les réunions annuelles du BECOSA et les ateliers que nous y organisons parfois sont très importants pour nos vies, notamment en ce qui concerne la formation et le sentiment d’appartenir à une grande famille. Le BECOSA est une source de soutien à la fois individuel et collectif. Chaque fois que l’on participe à une réunion ou à un atelier du BECOSA, on se sent nourri. Nous avons toujours un ardent désir d’avoir plus d’ateliers BECOSA, en particulier ceux d’entre nous qui ont besoin de plus de nourriture, comme les formateurs et ceux qui sont en formation initiale.

Difficultés et joies
La vie monastique est vraiment une vie épanouissante. Elle m’a apporté tout ce que je souhaitais pour développer une vie chrétienne plus belle. En tant que jeune sud-africaine menant la vie bénédictine, je trouve cela stimulant dans les deux sens, négatif et positif. La plupart des gens de mon âge ont des responsabilités dans différents domaines : famille, propriétés, profession, etc. Ils paraissent aimer posséder des objets de valeur. Pour ma part, il semble que je n’ai rien à moi, mais est-ce vrai ? Le détachement met en rapport avec un autre genre de trésor, un trésor qui ne passe pas. Je me sens vraiment appelée à une vie heureuse. Cela fait du bien.
Pour ce qui est de la famille, on s’attend parfois à ce que les enfants devenus adultes aident les autres membres d’une manière ou d’une autre. Dans mon cas, je ne suis peut-être pas en mesure d’aider d’une manière visible les gens de chez moi, mais je suis là pour intercéder pour eux. Vivre une telle conviction ne vient pas du jour au lendemain. Pourtant, je pense que je les aide plus encore, parce que je les porte devant Jésus Christ qui est tout pour moi. Je ne prie pas seulement pour ma famille, mais pour mes amis et tous ceux qui ont besoin de mon attention.
La communication par le biais des médias sociaux paraît être un autre défi, particulièrement de nos jours. Presque tous les jeunes d’Afrique du Sud ont un smartphone. Il faut faire preuve d’autodiscipline lorsqu’il s’agit de médias sociaux. Je ne peux pas nier le fait qu’ils existent, que nous les utilisons, mais les utiliser avec mesure n’est pas une petite affaire. Il est très important que je me demande, chaque fois que je décroche mon téléphone, si c’est nécessaire. Est-ce pour le bien de ma vie religieuse ? Est-ce que cela m’aidera ou me détruira ? Où dois-je mettre une limite ? Lorsque j’ai embrassé la vie religieuse, il y a dix-sept ans, si nous voulions envoyer une lettre, la supérieure devait la lire avant qu’elle ne parte ; pareillement pour le courrier reçu : il devait être lu avant de parvenir entre les mains du destinataire. Aujourd’hui, la plupart d’entre nous utilisent des emails et WhatsApp : qui est là pour contrôler ? Personne, sinon moi et ma conscience.
Il y a encore une autre chose qui concerne la vie religieuse ou la vie monastique en tant que telles. Chacun a le sentiment d’avoir de plus ou moins grandes opportunités dans la vie. Cela peut concerner les études, les découvertes, la liberté, etc. Regardant de loin, on peut penser que les personnes qui vivent dans les monastères ont des risques d’égarement plus limités que les autres, et pourtant, si l’on observe de plus près, il semble que ce soient elles, en fonction bien sûr de la mission ou du champ d’action de chacun, qui puissent être les plus touchées par toutes ces facilités qui se présentent à elles. La vigilance, cette vertu si prônée dans la vie monastique, est vraiment à promouvoir.
Le silence
Le silence est l’un des éléments essentiels de la vie monastique. Pourtant, bien que ce soit important, il n’est pas facile de demeurer silencieux. Quand quelqu’un ne dit pas un mot, cela ne signifie pas pour autant qu’il est entré dans le silence : cela peut seulement signifier qu’il ne parle pas à ce moment précis alors qu’à l’intérieur il est habité par des préoccupations « bruyantes » qui peuvent le perturber. Un monastère est capable de procurer une atmosphère de calme qui doit permettre à ceux qui l’habitent comme aux visiteurs, d’être en mesure de rencontrer Dieu. Il est cependant nécessaire de se créer son propre type de silence pour se tenir prêt à entendre Dieu. Il y a une multitude de choses qui peuvent troubler notre silence intérieur, mais chacun doit rendre son silence prioritaire pour être prêt à entendre la voix de Dieu. Il est difficile de garder le silence, mais c’est extrêmement gratifiant. C’est une joie que de converser avec Dieu. Nous vivons dans un monde bruyant, mais au monastère j’ai trouvé le silence de manière habituelle, quoique parfois, nous puissions être distraits par la réalité des bruits extérieurs.
Il y a d’autres éléments structurants dans notre vie monastique : la prière communautaire que nous faisons plusieurs fois par jour, l’eucharistie quotidienne, la Lectio divina, la vie communautaire elle-même, les retraites annuelles, la direction spirituelle, etc. Ce sont là quelques-unes des activités qui nous soutiennent. Même si la vie monastique est quelquefois difficile, je me suis rendu compte que si l’on prend au sérieux les perspectives qui s’y offrent, elle devient alors possible. J’ai souvent pensé – et je le pense toujours – que le Christ est parmi nous, bien que par moments, certaines circonstances nous empêchent de le reconnaître et d’y croire. Nous avons vraiment à considérer comme réelles la présence divine et son appel ; c’est ce qui a été mon soutien dans la vie jusqu’à ce jour. La vraie joie et la consolation viennent du Seigneur lui-même.
Conclusion
Qu’une « jeune » sud-africaine du 21e siècle puisse vivre dans un monastère, cela doit certainement poser question : pourtant cela est la conséquence d’un appel de Dieu, non pas destiné à tous, mais à ceux qui ont été choisis pour le vivre. Cette vie précieuse est comme un trésor venu d’en haut et donné par amour. Je n’ignore pas que Dieu appelle où il pense que l’on va le chercher et mieux le servir ; cependant on peut parfois constater que si dans un chœur, tous ne sont pas doués pour chanter, certaines voix soutiennent les autres : on peut considérer cela, soit en appréciant que la vie ensemble permet une telle harmonie, soit en pensant qu’elle est perpétuellement gênante. Puisqu’un monastère est une école, tous les genres d’étudiants peuvent y entrer : mais quel type d’étudiant suis-je donc ? Et comment est-ce que je me comporte avec les autres élèves de l’école ? C’est réellement pour moi un sujet de méditation pour aujourd’hui.
Premiers pas dans la vie monastique
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Témoignages
Sœur Rosa Ciin, OSB
Communauté de Shanti Nilayam (Inde)
Premiers pas dans la vie monastique
Tout d’abord, j’aimerais commencer par dire comment j’ai entendu la voix du Seigneur alors que j’étais heureuse avec mes amis et que j’étais engagée dans les choses du monde. Un jour où je marchais vers l’église de la paroisse, je vis un papier sur la route, je le pris et je le lus. Il parlait d’un monastère de bénédictines et tout de suite j’ai aimé ce dont parlait ce papier à tel point que je désirai entrer au monastère.
J’ai commencé à réfléchir sur le sens réel de l’existence. J’ai senti que cet événement était un signe venant de Dieu. Si bien que je décidai de suivre le Seigneur dans la voie monastique. J’éprouvais le désir d’être plus proche de Dieu. Dans le monde, il y avait beaucoup de distractions qui m’éloignaient du Seigneur. Finalement, je rejoignais le monastère bien que mes parents n’en soient pas très heureux. Mais je dois reconnaître aussi qu’il ne m’était pas très facile de quitter mes parents, mes frères, mes sœurs et mes amis.
Dès que je fus au monastère, je me suis sentie chez moi. Les sœurs se sont montrées très accueillantes et ont tout fait pour que je me sente tout à fait à la maison. Le monastère ressemble à la première communauté chrétienne où les membres partagent toutes choses, vivant dans l’unité malgré les langues et les fonds de culture différents. Mon cœur était plein de joie ; j’ai trouvé un bon esprit de famille dans la communauté. Cette expérience m’a fait oublier les plaisirs des réseaux sociaux et du téléphone mobile… L’utilisation de ces moyens procure une joie passagère mais au monastère, j’ai trouvé la véritable joie en aimant le Seigneur et toutes les sœurs de la communauté. Après avoir fait l’expérience de cette chaleur fraternelle, j’ai oublié les plaisirs du monde. Et maintenant, je peux apprécier le monde et tout ce qu’il offre d’une manière tout autre : toute chose est bonne si elle est utilisée pour le bien de tous.
Cependant, même si au début tout était magnifique, il arriva un moment où je rencontrai des problèmes. La nature humaine a spontanément envie de plaisirs et de facilités mais toute forme de vie a ses difficultés. Dans la vie monastique cependant, j’expérimente une joie intérieure profonde.
À titre d’exemple, tout est commun à tous et nous utilisons le mobile et internet, etc., uniquement en cas de nécessité véritable ; ou bien encore, ce n’est pas facile de s’adapter à des bases culturelles différentes, mais en entrant dans la vie communautaire, je me suis sentie très paisible et joyeuse malgré tous les obstacles. L’atmosphère de silence et de calme dans le monastère nous aide à entendre le cri du pauvre et de la personne démunie dans le monde et nous pouvons les aider par notre prière et tout ce à quoi nous renonçons.
La vie de communauté m’aide à vivre en harmonie avec tous et à servir chacun. Cela me permet de sortir de moi-même, de ressentir et de partager avec chacun ses problèmes et ses difficultés. Ainsi, je suis moins centrée sur moi-même et davantage tournée vers l’autre.
Je me sens aussi très à l’aise avec la règle de saint Benoît, en particulier pour ce qui est de l’hospitalité et de l’amour des pauvres. Comme jeune religieuse, je n’ai pas beaucoup de contact avec l’extérieur mais je prends le monde entier dans ma prière et dans l’offrande que je fais de ma vie au Seigneur.
La communion à l’intérieur de la communauté et l’amour fraternel sont un signe pour le monde : il est possible de vivre et d’aimer les autres en dépit des différences. J’apprécie de plus en plus la vie monastique au fur et à mesure que les années passent. Saint Benoît dit dans son prologue de la Règle :
« Lorsqu’on avance dans la vie religieuse et dans la foi, le cœur se dilate et l’on court sur la voie des commandements de Dieu dans l’ineffable douceur de l’amour ».
En tout cela, j’apprends petit à petit combien la vie monastique est facile et heureuse si l’on porte vers le Seigneur chaque situation de notre vie. Il n’est possible de mener cette vie qu’avec l’aide du Seigneur et dans une relation étroite avec lui. Son joug est facile et son fardeau léger quand je lui livre tous mes soucis. Les gens ne comprennent pas toujours la vie monastique mais je l’aime chaque jour un peu plus. Ma plus ardente prière est que beaucoup répondent à l’appel du Seigneur, le suivent plus étroitement dans la vie religieuse.

Contributions du monastère de Bafor au développement local
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Économie et vie monastique
Dr Katrin Langewiesche
Institut für Ethnologie und Afrikastudien,
Universität Mainz (Allemagne)