Les communautés en zone de conflits
Bulletin n° 129, année 2025
Inhaltsverzeichnis
Éditorial
Dom Bernard Lorent Tayart, OSB,
Président de l’AIM
Méditations
• La paix dans la RB
La Rédaction
• « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. » (Jn 14, 27)
Dom Maksymilian R. Nawara, OSB
• La mosaïque de l’abside de la basilique
Saint-Clément (Rome)
P. Alex Echeandía, OSB
Témoignages
• Le monastère Sainte-Marie de la Paix : du Nicaragua au Panama
Les moniales de Sorá, OCSO
• L’abbaye de Mokoto (RDC)
Dom Bernard Oberlin, OCSO
• Vivre dans une culture de violence ; l’expérience nigériane
P. Peter Eghwrudjakpor, OSB
• Le monastère de Bethléem : un monastère au pied du mur
Monastère de l’Emmanuel, OSB
• Le monastère Fons Pacis : la paix dans l’insécurité et l’incertitude
Mère Marta Luisa Fagnani, OCSO
• Cris silencieux du Madhya Pradesh
Sœur Asha Thayyil, OSB
• Graines d'espoir au milieu de la souffrance
Sœur Maria Liudmyla Kukharyk, OSB
• La guerre la plus dure…
Patriarche Athénagoras
Liturgie
« Vision de paix » - Liturgie et architecture
Père Gérard Gally
Grandes figures de la vie monastique
• Mère Máire Hickey, OSB
Site web de l’abbaye de Kylemore
• Dom Mamerto Menapace, OSB
Cuadernos monásticos 234
Nouvelles
• Le nouveau Secrétariat de l’AIM
La Rédaction
• Extrait du rapport du DIM-MID au Congresso
P. William Skudlarek, OSB
• Le nouveau Secrétaire général du DIM-MID
P. Cyprian Consiglio, OSB
Projets soutenus par l’aim
Mahitsy, Umkon, EMLA
Leitartikel
Ce Bulletin est consacré aux communautés monastiques qui sont éprouvées aujourd’hui par les conflits et les guerres dans plusieurs régions de notre monde. Or le mot « Pax » est une des devises des monastères qui vivent sous la règle de saint Benoît. Ce mot apparaît dès le Prologue : « Détourne toi du mal et fais le bien, cherche la paix et poursuis-la » (Prol. 17). Saint Benoît sait de quoi il parle car il a connu les guerres sur le sol italien entre les Ostrogoths de Totila et les Byzantins de Justinien. Les monastères étaient déjà des refuges pour les populations et en même temps des témoins de cette paix divine qui vient des paroles de pardon prononcées par le Christ sur la croix.
La tradition monastique a toujours insisté sur cette recherche : les moines hésychastes en sont de grands témoins qui, justement, cherchent à faire la paix en eux-mêmes afin d’avoir un cœur unifié.
Cependant la paix est un combat, elle ne s’acquiert pas facilement. Et saint Benoît compare le monastère à une armée fraternelle qui, cherchant la paix, gagne l’amour.
Ce nouveau numéro du Bulletin de l’AIM donne un écho poignant d’un certain nombre de situations de violences ou de guerres dans lesquels se trouvent prises des communautés monastiques sur différents continents. C’est l’occasion de nourrir la solidarité et d’approfondir les causes de ces situations de conflits dans l’équilibre international. C’est l’occasion aussi de mesurer le courage, l’humble persévérance et le don de soi de ces communautés qui doivent incarner de manière très concrète la paix, le soutien matériel et l’élévation spirituelle dont les populations en détresse ont tant besoin.
Outre un texte de méditation et une mosaïque célèbre qui touchent à ce thème de la paix, on retrouvera avec plaisir le célèbre écrit du patriarche Athénagoras sur la paix intérieure.
Un article évoque la liturgie, et en particulier celle de la Dédicace, comme une vision de paix, comme y invite la fameuse hymne Urbs Ierusalem.
Deux grandes figures monastiques, Mère Máire Hickey et dom Mamerto Menapace, sont aussi proposées à notre exemple. L’une et l’autre entretenaient des relations étroites avec l’AIM.
Nous retransmettons une partie de l’intervention du père William Skudlarek au congrès des abbés (septembre 2024) qui a terminé son mandat de Secrétaire général du DIM-MID ; et la présentation qu’a fait de lui-même son successeur, le père Cyprian Consiglio, moine camaldule.
Enfin, on trouvera ici quelques projets auxquels l’AIM souhaite apporter son soutien et qui sollicite votre générosité. Merci à l’avance.
Dom Bernard Lorent Tayart, OSB
Président de l’AIM
Artikel
La paix dans la règle de saint Benoît
1
Méditations
La Rédaction du Bulletin
La paix dans la règle de saint Benoît
Dès le prologue, saint Benoît invite à écouter la Parole de Dieu avec l’oreille du cœur profond et à s’y conformer. Il reprend la parole du psaume 33 : « Recherche la paix et poursuis-la ». Pour lui, la paix est d’abord une démarche intérieure : il s’agit de purifier son cœur de la colère, de l’orgueil et des rivalités, c’est à dire de toute recherche de puissance sur autrui et sur les événements. Sans cette conversion personnelle, aucune paix durable n’est possible entre les humains.
En cela, saint Benoît s’inscrit dans la grande tradition monastique qui vise à la paix du cœur telle que Jean Cassien en a si bien parlé, pour devenir un en Dieu dans l’amour. Cette hesychia tant recherchée par les moines a été à l’origine d’un courant connu sous le nom d’hésychaste, encore très vivant au Mont Athos par exemple mais en bien d’autres lieux encore. En pratiquant au jour le jour, les outils de l’art spirituel, le moine parvient à orienter positivement les passions humaines et à vivre à partir de l’écoute du cœur profond en courant. Ainsi, selon le Prologue de la Règle, il peut courir, le cœur dilaté, sur la voie des commandements de Dieu qui se résume en celui de l’Amour.
C’est dans ce travail spirituel que les moines, les moniales, participent à la transformation du monde et proposent en quelque sorte un lieu de vie alternatif qui ne se construit pas sur les intérêts du monde mais dans l’esprit du Royaume, selon les Béatitudes.
Dans la vie quotidienne d’une communauté monastique, la paix se vit dans des gestes très concrets. Le silence, souvent recommandé dans la Règle, n’est pas simplement un devoir à accomplir, mais c’est essentiellement un travail de mise en disponibilité intérieure en vue d’une pacification, même si l’art du chant est souvent un sujet de tension ! L’humilité est également un fondement essentiel. Celui qui est humble accepte ses limites, respecte les autres et contribue ainsi à l’harmonie commune. L’obéissance, vécue dans un esprit de foi et de fraternité, est un autre chemin vers la paix. Elle apprend à chacun à renoncer à la propriété de soi pour se mettre avec d’autres à l’écoute de la volonté de Dieu pour la mettre en œuvre.
La paix dépend aussi beaucoup du rôle de l’abbé, que saint Benoît compare à un père. Sa mission est de guider avec douceur, de corriger sans dureté et de maintenir l’unité entre les frères. La justice dans la répartition des biens, l’attention aux besoins de chacun, et la prière commune qui rassemble toute la communauté, sont autant de moyens pour construire la concorde.
Cette paix vécue à l’intérieur du monastère ne reste pas enfermée derrière les murs. Les monastères bénédictins, au fil des siècles, ont été des lieux d’accueil, de refuge et de réconciliation. En cultivant la paix entre eux, les moines en deviennent les témoins pour le monde extérieur. Aujourd’hui encore, dans un monde traversé par les divisions et les violences, la Règle de saint Benoît garde une actualité étonnante : elle nous rappelle que la paix véritable naît d’abord dans le cœur et qu’elle se construit patiemment, jour après jour, par l’écoute, l’humilité et la charité.
Ainsi, la règle de saint Benoît nous invite à comprendre que la paix est à la fois un don de Dieu et une responsabilité humaine. C’est un chemin spirituel qui engage toute la personne et qui, vécu fidèlement, devient source de lumière et d’espérance pour la communauté et pour le monde.
Je vous laisse la paix…
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Méditations
Dom Maksymilian R. Nawara, osb
Président de la congrégation de l’Annonciation
« Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. »
(Jean 14, 27)
« Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix.
Je ne vous la donne pas comme le monde la donne.
Que votre cœur ne se trouble point
et ne s’alarme point ! » (Jn 14, 27)
La question de la paix
Beaucoup d’entre nous qui vivons dans des pays touchés par la guerre – et ils sont de plus en plus nombreux aujourd’hui – sont confrontés à une question difficile mais fondamentale : Que dois-je faire ?
Que doit faire un moine, une religieuse, un prêtre ou un supérieur en temps de guerre, de souffrance, de perte et de violence, lorsque le cauchemar n’est pas près de prendre fin ? Que devons-nous faire lorsque tout semble conspirer pour que la guerre perdure ?
Nous répondons continuellement aux besoins de ceux qui souffrent. En de nombreux endroits, des frères et sœurs s’efforcent héroïquement, pendant de longues périodes, de ne pas abandonner ceux qui vivent à leurs côtés ou qui viennent à eux dans le besoin. Pourtant, nous aussi, nous ressentons la peur et l’anxiété, et parfois nous perdons espoir. Et la question revient sans cesse : que devons-nous faire pour construire la paix ? Où devons-nous la chercher ? Seigneur, que dois-je faire ?
Souvent, le seul salut réside dans la prière silencieuse, qui apaise un cœur épuisé. Les paroles de l’Évangile selon saint Jean nous conduisent à une compréhension plus profonde de la paix – une paix qui nous est toujours donnée, même lorsque la guerre fait rage au-dehors :
« Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Je ne vous donne pas comme le monde donne. Que votre cœur ne se trouble pas et ne s’alarme pas ! »
Le monde de la guerre et de la paix
En observant l’histoire humaine – de Caïn et Abel à nos jours –, il est facile de conclure que la paix n’est qu’un intervalle entre les guerres. Une trêve qui dure aussi longtemps que le vainqueur peut imposer son pouvoir et que le vaincu manque de force pour se rebeller.
Malgré les progrès de la technologie, de la psychologie et de l’humanisme, le monde ne connaît toujours pas plus de paix et semble incapable d’en connaître une de manière durable.
Mais Jésus offre une paix différente. Ce n’est pas l’indifférence d’un stoïque qui reste impassible même lorsque le monde s’écroule autour de lui. Il ne s’agit pas non plus de pax perniciosa – la « paix destructrice » d’une personne prisonnière de son égoïsme ou de celui des autres, recherchant uniquement sa propre « paix intérieure ».
Cette conception de la paix – l’assimilant au bien-être ou à une zone de confort – mène à l’illusion. En défendant son territoire, l’ego peut déclencher de nouvelles guerres, grandes ou petites, pour préserver ce qu’il considère comme sien.
Le don de la paix
La paix de Jésus naît d’un amour plus fort que la mort. C’est la paix du Crucifié et du Ressuscité, qui fait de nous « des concitoyens des saints, membres de la famille de Dieu » (Eph 2, 14-19).
C’est le don de sa présence, la plénitude de toute bénédiction. En partant, Jésus ne nous laisse pas un vide, mais une paix indépendante des circonstances extérieures.
« Que votre cœur ne se trouble point et ne s’alarme point ! » Mgr Mikołaj Łuczok, évêque ordinaire d’un diocèse ukrainien, a déclaré lors d’une réunion de prière pour la paix à Cracovie :
« L’Esprit Saint me rappelle constamment que, par-dessus tout, je dois moi-même être profondément immergé dans la paix de Jésus Christ. C’est ma première tâche. Et lorsque je demeurerai dans sa paix, alors je verrai plus clairement qui et comment je dois aider. Car si la paix du Christ manque dans mon cœur, la peur me guidera. Sans paix, la peur est là. La peur naît d’un cœur blessé. Initialement, elle conduit à l’isolement et à la survie. Mais si le cœur n’est pas guéri, dès que l’occasion se présente de sortir de l’isolement, elle peut conduire à blesser les autres et devenir une source de guerre. »
C’est un beau commentaire des paroles de l’Évangile : Jésus nous donne la paix pour que nos cœurs n’aient pas peur.
Conclusion
L’égoïsme humain ne permettra peut-être jamais à la paix totale de régner dans le monde. Mais la paix du cœur est possible. La paix est accessible à ceux qui sont prêts à l’accepter. Les communautés de paix existent bel et bien. Jésus nous appelle à cette paix. Et c’est cette paix qu’il veut nous donner.
La mosaïque de l'abside de la basilique Saint-Clément (Rome)
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Méditations
P. Alex Echeandía, osb,
monastère de Lurín (Pérou)
La mosaïque de l’abside
de la basilique Saint-Clément (Rome)
La basilique Saint-Clément de Rome abrite dans son abside une impressionnante mosaïque appelée le « Triomphe de la Croix », datant du XIIe siècle. Cette mosaïque, que l’on pense avoir été réalisée par Jacopo Torriti et son équipe, transforme la croix en symbole de vie, de paix et de salut, entourée d’éléments représentant l’éternité et la protection divine.

Histoire et reconstruction : La basilique a été fondée au Ve siècle sur des ruines romaines, mais elle a été partiellement détruite au XIIIe siècle, puis reconstruite, lui donnant son aspect actuel.
Symbole : La croix est entourée de feuilles de laurier et de vignes en spirale qui symbolisent le salut, la paix, la vie éternelle et le sang du Christ, représenté par le vin.
Détails : Parmi les vignes se trouvent des figures humaines, des animaux et des symboles bibliques représentant l’universalité du salut, avec des éléments tels que les quatre évangélistes, l’Agneau de Dieu, les saints Pierre et Paul, ainsi que la Jérusalem céleste, la Cité éternelle où la paix est toujours donnée.
Par essence, cette mosaïque est un puissant symbole de paix, un phare d’espoir face à la violence et à la terreur omniprésentes qui sévissent dans notre monde. La paix, personnifiée par la Croix du Christ, Prince de la Paix, est la source ultime de la rédemption. La croix, élément central de toute la création, incarne l’acte universel de rédemption façonné par le Christ, Donateur triomphant de la paix.
Le monastère Sainte-Marie de la Paix : du Nicaragua au Panama
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Témoignages
Les moniales de Sorá, ocso (Panama)
ex-Juigalpa – Nicaragua
Le monastère Sainte-Marie de la Paix :
du Nicaragua au Panama
Paix en Lui…
Par ces lignes, nous souhaitons partager avec vous un peu de notre histoire de salut, dont vous avez peut-être entendu parler. Par hasard, le refus d’entrée au pays d’un prêtre argentin venu comme aumônier temporaire nous a mis en garde. Des membres de la Conférence épiscopale nous ont alertées sur notre situation vis-à-vis du gouvernement nicaraguayen. Le fait que nous ayons accueilli dans notre maison d’hôtes des personnes qui ont ensuite publié des commentaires hostiles au gouvernement sur les réseaux sociaux nous a valu d’être classées comme opposants par le gouvernement. Ils nous ont également informées que si nous quittions le pays, nous ne pourrions pas y retourner… et que toute personne venant nous rendre visite de l’étranger ne serait pas autorisée à y entrer. Compte tenu de toutes ces mesures, ils nous ont conseillé, pour notre bien, de quitter le pays.
C’est ainsi qu’en deux semaines, nous nous sommes organisées pour déterminer ce que nous devions emporter et distribuer des biens du monastère. Nous ne voulions pas oublier nos chers ouvriers et leurs familles. Tout cela a été très déchirant, car nous étions au Nicaragua depuis vingt-deux ans et avions déjà une vie, une histoire parmi ce peuple qui souffrait depuis longtemps. À notre départ, une part très importante de notre cœur y était enfouie à jamais.
Lorsque notre Abbé général et la Maison généralice ont appris ce que nous vivions, nous avons profondément ressenti la grâce d’appartenir à un Ordre qui met en pratique la Charte de Charité, avec son soutien spirituel et matériel, dont nous sommes très reconnaissants !
Quelques mois avant notre départ, nous avions mené un discernement communautaire – sur les conseils de notre Père immédiat, le père Paul Mark Schwan (New Clairvaux, Vina, USA), et de Mère Maria Marcenaro, abbesse de la Maison Mère (Hinojo, Argentine) – afin de réfléchir à la conduite à tenir en cas d’expulsion, pour« écouter » ce que le Seigneur nous disait à ce sujet. Nous avons finalement décidé de nous rendre au Panama. Alors que nous étions encore au Nicaragua, nous avons pu prendre contact avec l’archevêque de Panama, Mgr José Domingo Ulloa, qui, depuis notre arrivée, s’est montré très amical. Nous avons été accueillies par les frères Carmes déchaux et, dès le début, ils ont fait preuve d’une générosité exceptionnelle à notre égard. Nous nous sentons profondément entourées par l’amour de Dieu à travers l’amour de nos frères et sœurs du Panama. Après neuf mois passés au cœur de la ville, nous avons pu emménager dans une grande maison que nous avons transformée en un petit monastère. Nous sommes situées à 90 km de la ville de Panama, dans la ville de Sorá, où se trouve également la propriété du futur monastère.

Nous sommes toutes conscientes de l’appel du Seigneur à continuer d’être, par sa miséricorde, un signe de la présence de Dieu parmi ces peuples d’Amérique centrale, et nous voulons y répondre avec une grande générosité malgré nos faiblesses physiques et spirituelles. Nous vivons ici, en attendant le début des préparatifs pour qu’un nouveau monastère puisse s’épanouir sur cette terre panaméenne.
Nous vous demandons de continuer à prier pour nous afin que nous puissions adhérer pleinement à la volonté du Seigneur. Puissions-nous offrir la paix de Dieu au plus profond de notre cœur à nos frères et sœurs, en tant que communauté monastique, la communauté Sainte-Marie de la Paix.
L'abbaye de Mokoto
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Témoignages
Dom Bernard Oberlin, OCSO
abbaye de Mokoto (RDC)
L’abbaye de Mokoto (RDC)
En 2023, des membres du M23 arrivent dans nos collines. Dès le 23 janvier et dans les semaines suivantes, des habitants des villages, accusés par leurs voisins d’être complices des attaquants, se sentent menacés et se réfugient au monastère. Le 6 février, des hommes armés arrivent et emmènent ces réfugiés pour les mettre en sécurité dans la cité de Kitshanga, à 20 km du monastère.
Mais le reste des villageois sentent l’insécurité et se réfugient chez nous : plus de 800 personnes ! Le nombre augmente de jour en jour. Nous avions nourri les premiers, mais le nombre des réfugiés devient trop nombreux. D’où l’accusation : « Les moines sont avec M23 ». Situation difficile !
Pourtant notre récolte de maïs a été très bonne et on a pu aider toutes ces personnes durant un certain temps… Vers mai-juin, le nombre des déplacés augmente encore de manière inquiétante : on peut compter 14 000 déplacés dans nos pâturages. Ils construisent des cabanes. Il faut les organiser par quartiers, faire des points d’eau et des conduites, multiplier les latrines. En octobre, ils sont 30 000, il y a de la dysenterie et des cas de choléra. Des ONG, Concern et Caritas, finissent par arriver. De notre côté, nous donnons du travail à des déplacés. Une aumône continuelle en ferait des assistés. Justement nous avons le projet de cultures en terrasses. Des centaines de personnes y ont travaillé et ont reçu leurs salaires. À Mokoto tout est en pente.
Pour acheter la nourriture à Kitshanga, on est confronté à l’insécurité sur la route (les rebelles Nyatura arrêtent, rançonnent, volent, violent et tuent). La cantine de la porterie ne se contente plus de vendre fromage et vin de goyaves, on y trouve aussi des sacs de riz, de farine de manioc, de sucre, etc.

Du côté de la vie monastique, il y a là une bonne occasion d’exercer la charité. Au commencement on a même dû loger les gens dans l’église. Mais le camp, c’est aussi les bistrots, les restaurants, les cris et la musique et toutes les tentations de la ville. Les moines ne sont pas encore des saints !…
Un an après, le 23 janvier 2024, M23, trouvant plus facile de surveiller un village que de contrôler un camp, a chassé tous les réfugiés manu militari. Un certain nombre, venus de zones de combats, essayent de se loger dans les villages alentour. Beaucoup de mamans sont sans maris ; elles cherchent du travail ou mendient pour nourrir leurs enfants.
D ’où le succès de notre dernière initiative : puisque notre troupeau de vaches s’est beaucoup réduit, une partie des pâturages est louée à tous ceux qui veulent cultiver : 10 $ pour 900 m2 pour un an. Ce n’est pas possible pour tous, il y a encore à faire des aumônes.
Nous sommes 35 frères, l’Abbé général et le Père immédiat nous suggèrent de chercher une maison annexe et un camion pour fuir en cas de nécessité, comme en 1996. Le camion est acheté, l’annexe pas encore : Tanzanie ? Zambie ? Surtout nous prions chaque jour pour la paix. La vie quotidienne et monastique continue. Comme écrivait en 1996 notre père Victor, après une visite nocturne, très musclée et armée, de bandits : « J’ai bien dormi, et ce matin j’explique aux novices les textes du Pseudo-Macaire. »
Vivre dans une culture de violence ; l'expérience nigériane
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Témoignages
Père Peter Eghwrudjakpor, osb
prieur de Ewu-Ishan (Nigéria)
Vivre dans une culture de violence ;
l’expérience nigériane
Le Nigéria n’est pas vraiment un pays de violence. Dans sa diversité de population, de culture et de religion, la vie est toujours considérée comme sacrée par tous, et le sang l’est tout particulièrement ; les étrangers sont accueillis à bras ouverts. Les gens n’ont pas peur de s’installer dans des territoires lointains, non familiers ou inconnus, car ils sont convaincus que les étrangers doivent toujours être accueillis et protégés à tout prix. Ainsi, partout, on se sent comme chez soi. Le respect de la vie humaine et la protection des étrangers sont inscrits dans le cœur et préservés par la croyance en la loi naturelle de la justice contre le méchant. Cependant, aujourd’hui, le Nigéria compte une génération prête à défier les dieux de notre terre, et pas seulement nos esprits ancestraux. S’il est vrai que le Nigéria n’est pas un pays de violence, il est également vrai que le pays compte des personnes et des groupes extrêmement violents et sanguinaires. Par conséquent, où que vous soyez, apprenez à être sur le qui-vive et toujours vigilants, car les auteurs de violence, aussi peu nombreux soient-ils, sont véritablement cruels et imprévisibles. Malheureusement, on attribue généralement ce phénomène à la religion, l’islam étant le bouc-émissaire habituel, à tort ou à raison. La culture de la terreur envers les musulmans existait autrefois, mais une culture de la haine envers eux commence à se développer, toujours en raison d’une violence généralisée. Certains groupes terroristes se présentent comme islamistes, mais ce n’est pas une raison suffisante pour généraliser ni diaboliser l’islam. Il existe de nombreux bons musulmans. Parfois, ceux qui commettent des violences et des meurtres brutaux semblent être des animistes, des adeptes du « juju », adeptes de rituels diaboliques nécessitant du sang humain. On trouve également des cas de personnes prises en flagrant délit d’enlèvement qui se disent chrétiennes. Souvent, ce sont des personnes motivées par l’appât du gain. Ainsi, aucun groupe religieux n’est à l’abri de la culture actuelle de violence et de meurtre, bien qu’un terrorisme généralisé et à grande échelle soit officiellement revendiqué par les groupes extrémistes islamiques : les sectes « Boko Haram » et « EI-WAP ».
La politique et la cupidité ont une part égale de responsabilité dans la violence nigériane. La plupart des Nigérians redoutent la période électorale ; l’atmosphère y est souvent comparable à celle d’une véritable guerre civile ! La politique au Nigéria peut être très sanglante, et certains politiciens nigérians n’ont pas honte d’agir sans pitié et de manière sanguinaire, uniquement pour le pouvoir. Il est donc juste de dire que la violence au Nigéria est d’abord une affaire de cœur, née de la cupidité et de l’égocentrisme, avant même que la religion ne s’en mêle. Elle naît d’un cœur imprégné de cupidité, puis dévoyé de plus en plus par la fraude et la corruption. La véritable violence peut être considérée comme un simple masque pour des crimes institutionnalisés, parfois sponsorisés et protégés par les élites dirigeantes. Voilà notre véritable problème : l’égoïsme, la cupidité et le mensonge. Ce sont les racines profondes de la violence nigériane. Pour les politiciens et les hauts fonctionnaires, il s’agit simplement d’un jeu de pouvoir et de contrôle, d’argent et de richesse. La vie est dévaluée pour ces raisons : gains mesquins, avantages égoïstes sur ses rivaux. C’est aussi la raison pour laquelle les auteurs de ces meurtres violents ne sont jamais traduits en justice. Ils ne sont jamais punis ni emprisonnés, jamais. Par exemple, les membres du groupe terroriste Boko-Haram sont parfois arrêtés, mais peu après, ils sont libérés. Pourquoi ? On les appelle les « enfants du gouvernement ». Il est vrai que l’armée nigériane part souvent en mission pour attaquer ces camps terroristes, au péril de leur vie et au prix de grands sacrifices. Pourtant, les personnes arrêtées sont tôt ou tard relâchées ! Avec tout cela, le gouvernement se couvre de ridicule !
Groupes terroristes
On distingue facilement trois principaux groupes terroristes au Nigéria. Le plus connu est Boko Haram, auquel s’ajoute désormais l’EI-WAP (État islamique - Province d’Afrique de l’Ouest). Ces deux groupes se réclament de la guerre islamique, le djihad. Leurs offensives sont d’une violence et d’une brutalité extrêmes. Ils disposent de la force numérique et d’armes lourdes, comme une armée régulière ; ils ne se lancent généralement pas dans de petites opérations, mais dans de véritables campagnes de grande portée. Leurs opérations ciblent généralement les villes, les villages, les institutions, les casernes militaires et les principaux axes routiers, ainsi que les territoires réputés riches en minerais rares, comme dans le nord-est du Nigéria. On pense généralement que ces groupes terroristes ont des collaborateurs et des sponsors au sein du gouvernement nigérian, ce qui explique en partie leur existence et leur prospérité. Ils sont également utilisés par les politiciens pour créer l’instabilité politique dans certaines régions et attaquer leurs rivaux.
Il existe deux autres groupes terroristes. Moins redoutables et organisés que Boko-Haram et l’EI-WAP, ils n’en sont pas moins très violents. Ils sont plus répandus dans le pays, avec des foyers d’existence presque partout. Ce sont les bergers peuls et les kidnappeurs.
Les bergers peuls
Les Peuls sont une tribu nomade ; ils se déplacent par centaines avec leur bétail, broutant au passage. Ils ont des colonies dans toute la région du Sahel, en Afrique de l’Ouest. Ils sont considérés comme musulmans, avec une apparence d’arabes du Sahara. Plus important encore, ils errent dans la brousse et la forêt avec leurs animaux. Traditionnellement, ils ne sont pas violents ; chaque homme Peul porte un petit couteau (« daga »), principalement pour protéger ou sauver ses animaux de dangers éventuels. Aujourd’hui, les gens les craignent et se méfient d’eux en raison de la violence et des meurtres brutaux qui leur sont associés. On pense que les Peuls traditionnels ont été infiltrés par des sectes d’immigrants venus de l’autre côté des frontières nigérianes. On pense également que ces sectes meurtrières ont été introduites à l’origine par des politiciens, avec des visées islamiques. Ces infiltrés/mercenaires sont impitoyables, sanguinaires et terrifiants. Malheureusement, il est difficile de les distinguer. Lorsqu’on réalise que le groupe que l’on a en face de soi appartient à une secte, il est généralement trop tard. Ils n’ont aucun respect pour les fermes et les récoltes des habitants. Ils mènent leurs animaux par centaines dans les fermes, et les récoltes sont dévorés. Toute tentative de les en empêcher pourrait s’avérer coûteuse, voire mortelle. Ils tuent, violent et se livrent également à des enlèvements et à des trafics d’êtres humains. Aujourd’hui, à cause de ce groupe, les forêts et les terres agricoles ne sont plus des lieux sûrs, ce qui explique en partie la cherté des produits agricoles. Plusieurs communautés monastiques du Nigéria (BECAN) ont abandonné leurs terres agricoles suite aux attaques répétées et à la destruction des récoltes par ces sectes. L’année dernière, nous n’avons rien obtenu d’une de nos fermes à Ewu, car ces bergers ont amené leurs troupeaux par centaines, ont envahi nos terres et ont dévoré tout le maïs, le manioc et l’igname que nous avions plantés. Heureusement, cette année est différente, jusqu’à présent. De nombreux monastères subissent la même situation ; tous nos monastères sont agraires. Si l’enclos des propriétés monastiques est l’un des meilleurs moyens de repousser ces intrus et leurs animaux, ce n’est pas toujours facile à mettre en œuvre.
Enlèvements à l’échelle nationale
Un troisième groupe est simplement appelé les « kidnappeurs ». L’enlèvement est un nouveau business en plein essor. Les ravisseurs sont toujours lourdement armés. Il ne s’agit pas d’un seul groupe, mais de petits groupes dispersés dans tout le pays avec un objectif commun : l’argent. C’est un business important et une source de revenus pour certains. Ces hommes se rendent parfois sur les autoroutes et installent des barrages routiers afin de capturer leurs victimes innocentes et sans méfiance. Ils effectuent également des raids. Des églises, des maisons paroissiales, des institutions religieuses, des communautés religieuses et des monastères ont été perquisitionnés ; des prêtres, des religieux et des religieuses ont été enlevés. Les ravisseurs exigent généralement d’importantes rançons pour libérer leurs victimes. Jusqu’au paiement de la rançon, les victimes sont brutalement torturées pour faire pression sur leurs proches afin qu’ils ne tardent pas à payer. Des victimes sont parfois tuées si la rançon n’est pas versée à temps. Il y a eu de nombreux cas de victimes tuées même après le versement de la rançon. Il est impossible de prédire où et quand les ravisseurs apparaîtront, ni quand ils frapperont. Plusieurs monastères de l’association du BECAN ont été attaqués à différentes époques, et des religieuses et des moines ont été emmenés en captivité. Un jeune moine a été tué lors d’une de ces attaques.
Les Peuls étant les experts de la forêt naturelle, on pense qu’ils jouent un rôle important dans ce trafic. Naturellement, cela a engendré une culture de haine, de terreur et de violence physique, ainsi qu’une méfiance de la part des chrétiens envers les musulmans et les populations du Nord en général. S’il n’est peut-être pas sage de baisser complètement la garde, nous ne devons pas cesser d’avancer à bras ouverts et de tendre la main avec détermination.
Aux côtés des musulmans
Au moins trois communautés du BECAN, dont celle de Saint-Benoît d’Ewu, sont implantées au milieu de communautés musulmanes. Les religieuses bénédictines d’Ochaja-Idah et les frères d’Eruku-Ilorin sont les plus durement touchés jusqu’à présent, tant par les bergers Peuls que par les ravisseurs. Aujourd’hui encore, ces deux communautés doivent faire face à de nombreuses difficultés pour survivre. Les frères parcourent de longues distances afin de trouver des terres sûres pour les cultiver et les protéger des bergers et de leurs troupeaux, l’agriculture étant leur principale source de revenus. De leur côté, les sœurs bénédictines d’Ochaja-Idah refusaient de chasser les familles musulmanes qui logeaient sur leur propriété. C’était un spectacle à la fois fascinant et incroyable de voir des femmes musulmanes venir demander aux religieuses de l’eau et d’autres articles de cuisine, tandis que leurs religieuses étaient retenues en otage et torturées par des ravisseurs présumés islamistes. Quoi de plus chrétien et de plus bénédictin ! Les frères d’Eruku-Ilorin entretenaient depuis longtemps de bonnes relations avec les communautés musulmanes environnantes, avant la violente attaque et l’enlèvement de plusieurs moines, qui ont également entraîné la mort de l’un d’eux. Cette attaque brutale ne les a pas empêchés de garder les liens avec les musulmans. Ils ont désormais littéralement abandonné le monastère, le danger pour leur vie et leurs récoltes étant désormais trop grand pour eux. Même la police leur a dit qu’ils ne pouvaient rien faire : ces hommes violents bénéficient de la protection fédérale et sont « intouchables ». En attendant, les moines poursuivent leurs relations avec ces musulmans.
Notre communauté d’Ewu a toujours été un lieu de rencontre pour tous. Ici, chrétiens, musulmans et animistes prient, travaillent, échangent et font des choses ensemble sans aucune discrimination. Certes, il est difficile de maintenir cette relation dans les circonstances actuelles, mais nous continuons malgré tout, comme des frères et sœurs, à vivre comme une seule famille. C’est risqué, mais ça marche. Lorsque notre problème d’eau était à son comble, c’est le roi musulman Onojie qui a trouvé une solution durable. Il nous a offert le ruisseau qui est son héritage, à lui et à son clan, pour que le monastère puisse construire un nouveau barrage pour son approvisionnement en eau. Tout cela gratuitement. Pour éviter tout problème futur, il a également établi un document officiel, l’a signé et y a apposé son sceau. Aujourd’hui, c’est l’une des principales sources d’approvisionnement en eau du monastère. Ne soyons pas naïfs, mais n’ayons pas peur non plus, car la peur est le contraire de la charité (cf. 1 Jn 4, 18).

Le monastère de l'Emmanuel à Bethléem
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Témoignages
Les moniales du monastère de l’Emmanuel, osb
Bethléem (Israël)
Le monastère de l’Emmanuel à Bethléem :
un monastère au pied du mur
Situé sur l’une des collines qui entourent Bethléem, notre monastère de l’Emmanuel est membre de la congrégation bénédictine de la Reine des Apôtres, affiliée à la congrégation de l’Annonciation. D’esprit missionnaire, la vocation de notre Congrégation est de rayonner la vie monastique et d’implanter la vie bénédictine là où elle n’existe pas encore ou n’existe plus. Notre Congrégation se trouve aujourd’hui en Belgique, au Portugal, au Brésil, au Congo, en Angola et au Tchad, ainsi qu’en Terre Sainte.
Les trois sœurs fondatrices de notre monastère ont débuté en Algérie, au monastère des bénédictines de Médéa, à quelques kilomètres de Tibhirine. C’est en 1954 qu’un évêque grec-catholique de Galilée est venu les trouver pour leur demander de bien vouloir fonder un monastère en Terre Sainte de rite grec-catholique. En effet, les fidèles de rite grec-catholique y sont nombreux mais il n’existe actuellement que deux monastères de ce rite.
Nos sœurs, priant dans la langue arabe et connaissant le monde musulman, pouvaient affronter ce défi plus facilement. L’Église grecque-catholique est un pont entre l’Église latine et l’Église orthodoxe, puisque nous prions comme les orthodoxes en étant dans l’Église catholique. La communauté s’est donc vu attribuer une double mission : contribuer à faire revivre au sein de l’Église catholique les traditions de l’Église indivise et constituer un foyer de prière pour l’unité des chrétiens.
Depuis mars 2003, le mur « barrière de sécurité » qui sépare Bethléem de Jérusalem se dresse devant l’entrée du monastère. Nous sommes à 200 mètres de l’un des trois points de passage de la région entre la Palestine et Israël, et à 500 mètres de la tombe de Rachel, un lieu de Terre Sainte particulièrement conflictuel.
Bethléem est reliée à Jérusalem depuis toujours, d’un point de vue spirituel d’abord, puisqu’elle est le lieu de la naissance du Christ mort et ressuscité à Jérusalem, et donc un lieu de pèlerinage privilégié pour tous ceux qui font la démarche de mettre leurs pas dans ceux de Jésus. Elle l’est aussi d’un point de vue géographique (à peine 10 kilomètres les séparent), historique bien sûr, et d’un point de vue économique – Bethléem n’ayant pas d’infrastructures industrielles de taille capables de générer du travail.
La construction d’un mur entre ces deux localités a provoqué un éloignement d’une grande violence. Beaucoup de palestiniens de Bethléem possédaient un travail régulier dans la région de Jérusalem : professeurs d’institutions chrétiennes, médecins, ouvriers en bâtiment. La plupart ont perdu leur travail et depuis tout ce temps n’en ont pas retrouvé. Depuis les massacres du 7 octobre 2023, la frontière entre Jérusalem et Bethléem est fermée très régulièrement et ouvre souvent de manière aléatoire. Pour un habitant de Bethléem, sortir vers Jérusalem constitue un parcours du combattant. Alors que les deux villes sont si proches, le mur est devenu infranchissable sans obtention de permis de passage : il faut avoir une invitation provenant de l’autre côté du mur, enregistrer ses empreintes et se soumettre à la reconnaissance faciale, payer. Les permis ne sont délivrés qu’exceptionnellement ou pour des membres d’une même famille au détriment des autres. Ils sont donnés pour un lieu spécifique et pour un certain nombre d’heures. Il est rarement permis de passer la nuit « hors de » la barrière de sécurité. Il faut pointer régulièrement sur une application pour signaler sa localisation jusqu’au retour à Bethléem.
Toutes ces complications administratives découragent beaucoup de ceux qui ont pourtant un besoin existentiel de communiquer avec Jérusalem, séparant des familles, rendant quasi impossible de recevoir certains traitements médicaux que l’on ne trouve pas à Bethléem. Beaucoup de jeunes bethléémites ne connaissent pas Jérusalem. Les conséquences de cet enfermement au long cours sont extrêmement éprouvantes pour beaucoup et empêchent le sain développement de l’activité humaine en rendant l’avenir toujours plus incertain.

Aujourd’hui, l’agglomération de Bethléem qui comprend aussi les villages de Bet Jala et de Bet Sahour – où se trouve le « champ des Bergers », autrefois presque entièrement chrétienne, est maintenant composée à égalité de chrétiens et de musulmans. Cependant beaucoup de familles chrétiennes, ne trouvant pas d’avenir dans le contexte actuel, font le choix d’émigrer. Cette émigration a commencé après la seconde Intifada, dans les années 2000, et s’est accentuée jusqu’à maintenant. Quarante familles chrétiennes de Bethléem même ont émigré depuis le 7 octobre.
Dans ce contexte dramatique, que peut bien vouloir signifier ce message des anges à la naissance de Jésus : « Gloire à Dieu au plus haut des Cieux et paix sur la terre aux hommes qu’Il aime » (Lc 2, 14) ? Et comment le porter avec force dans nos cœurs ?
D’abord, nous nous trouvons souvent nous-mêmes enseignées par le courage et la résilience de ceux qui nous entourent. Beaucoup de belles initiatives de solidarité se sont mises en place. En tant que membre d’une communauté religieuse, nous avons la possibilité de traverser le checkpoint. C’est souvent l’occasion de recevoir de l’aide d’autres communautés, ou d’amis israéliens désireux de partager ce qu’ils ont pour soutenir la population de Bethléem. De notre côté, à notre petite mesure, nous essayons de venir en aide à ceux qui frappent à notre porte. Nous soutenons ainsi les frais de scolarité de plusieurs familles. Lorsque les jeunes peuvent étudier, ils retrouvent un peu d’espoir en l’avenir. Nous admirons leur résilience. Une jeune fille de Bethléem, dont la famille était très défavorisée, a ainsi terminé ses études à l’Université d’Oxford en psychologie ! Elle est depuis retournée à Bethléem et y a ouvert un centre qui, malgré les freins de développement liés à la situation, fait beaucoup de bien. Durant la seconde Intifada, le monastère a été un lieu de refuge pour plusieurs familles du centre de la ville, mises en danger par les combats.
Pour d’autres, il s’agit de soutenir les besoins de première nécessité. Il n’y a pas de couverture sociale universelle en Palestine, donc bien que bon marché, certains frais médicaux peuvent être impossibles à payer. Nous donnons aussi des paniers alimentaires.
Ce n’est qu’une goutte d’eau donnée à la mesure de notre petit nombre. Notre vœu de stabilité se fait parfois, humainement parlant, expérience de l’impuissance et du cœur brisé. À quelques kilomètres de nous, à Gaza, se déroule une tragédie humaine au quotidien. Nous espérons que notre prière et partage parlent là où il n’y a plus de mots, « être avec » dans une supplication ardente pour la paix et aussi dans les soubresauts douloureux de cette terre. Oui, il y a tant de difficultés à vivre en ce lieu, et pourtant cela vaut la peine ! Toute déchirée que soit cette terre, elle attire encore. Pour elle, on peut tout quitter. Combien plus ceux qui nous entourent et vivent ici ont-ils la grâce pour vivre en ces lieux.
Comme Bethléem est un territoire fermé depuis des années, aucune extension n’est possible vers l’extérieur. Les terrains sont donc rares et sont surtout réservés pour la construction et le logement des populations. Si, d’un côté, nous sommes littéralement au pied du mur, de l’autre, notre monastère fait face à toute la vallée du Jourdain, un paysage très beau et dépouillé, qui nous permet de vivre un peu de la spiritualité dont ont vécu les Pères du désert qui ont habité ces vallées. Son jardin qui s’étend sur un des versants de la colline et qui reverdit volontiers en hiver, est devenu au fil des années, un des seuls espaces verts de Bethléem. Pour ceux qui y viennent, il est souvent l’occasion d’un profond ressourcement ou repos de la fatigue, du chaos de la ville et des camps de réfugiés.
Notre prière byzantine, qui se chante en arabe comme en français, est aussi un lien fort tissé avec les locaux. D’abord parce que c’est leur tradition depuis toujours, et aussi parce que, par sa profondeur et ses chants rythmés et répétitifs, elle nous entraîne dans la réalité profonde de la promesse du Christ, même voilée à nos yeux : « Et moi, je suis avec vous jusqu’à la fin du monde ! » (Mt 28, 20). C’est le tombeau vide qui, par sa vacuité, donne du sens à l’Histoire, et aussi à notre petite histoire derrière ce mur. La liturgie reprend avec force ce kérygme, comme une source vive que rien n’arrête, et croit pour nous là où parfois nous n’avons plus la force de croire. Ce sont des mots, des rythmes, des chants visités par des générations de saints et de priants avant nous – certains textes remontent aux origines de l’Église – qui nous rappellent que nous sommes dans ce monde, avec ce monde, mais non pour ce monde, et que viendra le jour où « Il essuiera toutes larmes de nos yeux » (Ap 21, 4).
Sur le mur de séparation, avec notre professeur d’iconographie, nous avons peint une icône de la Vierge « Notre Dame qui fait tomber les murs ». Nous la prions à chaque fois que nous y faisons face, c’est-à-dire à chaque fois que nous sortons de notre monastère. Tous les vendredis soirs, avec les frères de l’Université de Bethléem et quelques locaux, nous récitons le chapelet le long du mur jusqu’à ce qu’il tombe. C’est notre humble réponse de foi à la souffrance de l’enfermement. Nous demandons à Dieu d’ajouter à nos prières la puissance qui vient de lui pour que ce lieu de no-man’s land entre Jérusalem et Bethléem devienne un lieu de prière, de beauté, un lieu où Dieu console les hommes et montre sa présence.
Dans sa poésie très pénitentielle, la liturgie byzantine nous recentre sur le vrai combat, le vrai ennemi contre lequel nous implorons de Dieu la victoire : « Donne-moi Seigneur des pensées de repentir, donne aussi des sentiments de componction à ma pauvre âme ; éveille-moi de mon sommeil, change mon cœur endurci et de ma paresse chasse l’obscurité, dissipe les ténèbres du désespoir, ô Verbe, afin que je m’attache à toi désormais et chemine selon ta volonté » (Vêpres du lundi, t. 2) ; ou encore « Secours-moi, délivre-moi de celui qui me fait la guerre, et fais de moi un héritier de la vie éternelle » (Hymne à la Vierge). Ce « moi » liturgique plein de repentir ne parle pas seulement pour nous-mêmes mais il est supplication au nom de tous ceux qui vivent sur la terre et « dans le trouble de ce monde », une âme qui implore pour elle-même et pour le monde entier la miséricorde et la paix.
Une des clefs de cette paix est sans aucun doute les pèlerinages. Bethléem a vécu de tout temps grâce aux pèlerins qui, eux, peuvent passer le checkpoint sans difficulté. Il est important que les pèlerinages reprennent, même par petits groupes. En passant d’un côté et de l’autre, les pèlerins apportent la vie et l’espérance. L’organisation des pèlerinages est souvent l’occasion d’une collaboration fraternelle entre structures ou guides israéliens et palestiniens, et donc un fort message d’espérance. C’est aussi notre message : Pèlerins, revenez !
Quand viendra-t-elle, cette paix ? Nous pouvons paraphraser la prière du Patriarche Athénagoras à propos de l’union des chrétiens. « Ce sera un nouveau miracle dans l’histoire. Quand ? Nous devons nous y préparer. Car un miracle est comme Dieu : toujours imminent ».
Ainsi, notre témoignage est essentiellement présence et confiance sur une ligne de fracture de l’humanité, et l’accueil a toujours été une dimension importante de notre vocation. Perpétuer la louange par l’offfice divin, même au pied du mur, encourager la présence chrétienne et l’échange entre l’Orient et l’Occident nous importent beaucoup. Cette présence est à sa petite mesure la garantie d’un Proche-Orient multicolore dont la clef d’unité n’est pas la violence mais la convivialité.
Prière à Notre-Dame
qui fait tomber les murs

Très sainte Mère de Dieu,
nous t’invoquons comme Mère de l’Église,
Mère de tous les chrétiens souffrants.
Nous te supplions, par ton ardente intercession,
de faire tomber ce mur,
les murs de nos cœurs, et tous les murs qui génèrent
haine, violence, peur et indifférence,
entre les hommes et entre les peuples.
Toi qui par ton Fiat as écrasé l’antique Serpent,
rassemble-nous et unis-nous sous ton manteau virginal,
protège-nous de tout mal,
et ouvre à jamais dans nos vies la porte de l’Espérance.
Fais naître en nous et en ce monde, la civilisation de l’Amour
jaillie de la Croix et de la Résurrection de ton divin Fils,
Jésus-Christ, notre Sauveur,
qui vit et règne dans les siècles des siècles. Amen.
Monastère Fons Pacis : la paix dans l'insécurité et l'incertitude
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Témoignages
Mère Marta Luisa Fagnani, ocso
Supérieure du monastère Fons Pacis (Syrie)
Monastère Fons Pacis :
la paix dans l’insécurité et l’incertitude
La Syrie traverse aujourd’hui une situation de grande instabilité. Personne ne se sent véritablement en sécurité et l’incertitude marque la vie de tous les segments de la société. Dans ces conditions, l’exode des Syriens se poursuit, inexorable, sans distinction entre chrétiens et musulmans, qu’ils soient alaouites ou sunnites. Les jeunes, et pas seulement eux, ont le sentiment de n’avoir aucun avenir, aucune perspective raisonnable de vie devant eux. Sans parler des épisodes de violence réels qui se produisent jour après jour. Dans ce contexte, notre quotidien continue et, d’une certaine manière, son sens est simplifié, renforcé par le sentiment de stabilité monastique auquel nous nous sommes voués. Comme quelqu’un nous l’a dit : « Restez, car cela en vaut la peine. » Oui, cela vaut la peine de dire, non pas que« nous » sommes fidèles, ni que nous avons la solution aux problèmes qui nous entourent, mais plutôt que le Seigneur est présent, qu’il est avec nous dans la joie, mais aussi dans la pauvreté, dans la douleur, dans les situations insensées que le Mal parvient à créer autour de nous.
L’expliquer avec des mots devient un peu artificiel ; Cela peut paraître cliché, un peu consolateur. Il s’agit simplement de continuer à vivre, jour après jour : prier les psaumes qui prennent une signification particulière précisément en raison de la situation qui nous entoure, travailler la terre, étudier l’arabe, construire le monastère, créer autant d’opportunités d’emploi que possible pour les personnes dans le besoin, célébrer avec joie les petits moments de fête communautaire. Accueillir les nombreuses personnes qui viennent à nous pour un moment d’amitié, pour trouver une oreille attentive, mais aussi pour simplement « respirer » la beauté de la nature et la paix du silence. Pour nous, c’est un chemin de grâce, un chemin où, avec simplicité mais aussi avec un certain sentiment d’urgence, nous nous sentons appelées à nous convertir véritablement au Christ, c’est-à-dire à tourner toute notre vie vers Lui, qui – nous le croyons – est Celui qui unira en Lui toutes choses, celles du ciel et celles de la terre.

Cris silencieux du Madhya Pradesh
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Témoignages
Sœur Asha Thayyil, osb
supérieure générale des sœurs de Sainte-Lioba en Inde
Cris silencieux du Madhya Pradesh
Comment le harcèlement gouvernemental étrangle
l’éducation tribale et le service chrétien
Au cœur de l’Inde, nichée dans les zones tribales du Madhya Pradesh, une tragédie silencieuse se déroule. Ces dernières années, les initiatives missionnaires autrefois florissantes – foyers, dispensaires et centres de formation – gérées par des organisations chrétiennes du diocèse de Sagar ont fait l’objet d’une surveillance étroite, souvent injuste. Ce qui servait autrefois de sanctuaires d’espoir pour les plus marginalisées, en particulier les filles des tribus, est aujourd’hui fermé par les forces de l’ordre sous le gouvernement BJP (Bharatiya Janata Party) au pouvoir, sous l’impulsion de fausses allégations alimentées par les préjugés d’éléments marginaux d’extrême droite.
Le foyer géré par les Sœurs de Sainte-Lioba, qui accueille plus de 100 filles des tribus, est un douloureux exemple de ce ciblage systémique. Cette institution, qui offrait depuis des années refuge, éducation, soins et autonomisation aux filles de villages pauvres et reculés, a été contrainte de fermer. La raison ? Harcèlement et ingérence incessante de la part des organismes gouvernementaux et du Comité de protection de l’enfance (CWC), sous des prétextes vagues et injustes. Inspections fréquentes, difficultés administratives et menaces ont rendu la poursuite de ces services insupportable.
Cependant, ces actions ne sont pas motivées par une réelle préoccupation pour le bien-être des enfants. Elles reposent plutôt sur un faux récit : les chrétiens convertiraient les enfants des tribus par l’éducation et la prise en charge. Cette accusation, propagée par des éléments radicaux bénéficiant d’un soutien politique, est dénuée de tout fondement. En réalité, la population chrétienne en Inde stagne à 2,3 % depuis des décennies, selon les données officielles du gouvernement. Malgré des décennies de présence missionnaire dans les régions tribales, les enfants élevés et éduqués dans nos foyers restent des membres des tribus fiers de leur identité, de leur culture et de leurs racines.

Il est cruellement ironique que les institutions mêmes qui ont comblé le vide laissé par le gouvernement pour fournir éducation, nutrition et protection soient aujourd’hui démantelées par ce même gouvernement, sous le coup de soupçons infondés. Avec la fermeture de ces foyers, des centaines de filles ont été renvoyées dans leurs villages. Leurs rêves de devenir des femmes instruites et indépendantes ont été anéantis. Nombre d’entre elles n’ont désormais pas accès à l’enseignement secondaire. Certaines sont exposées au travail des enfants, au mariage précoce et à la négligence systémique. Cette discrimination ne s’arrête pas à l’éducation.
À Tulsipar, un village isolé et mal desservi du diocèse de Sagar, un dispensaire, petit mais efficace, géré par nos sœurs, fournissait une assistance médicale à des centaines de familles. C’était le seul centre de santé accessible à des kilomètres à la ronde. Sous prétexte de ne pas répondre à certaines « exigences » gouvernementales, le dispensaire a lui aussi été fermé, malgré son service vital aux plus démunis. Aujourd’hui, seule une pharmacie est autorisée à le remplacer. Il ne s’agit pas d’une simple réglementation, mais d’une répression sous le couvert de la bureaucratie.
De plus, même la formation et la libre circulation des jeunes filles souhaitant rejoindre la vie religieuse sont restreintes. Les candidates de moins de 18 ans, qui souhaitent intégrer nos congrégations et recevoir une formation spirituelle et éducative, ne peuvent pas se déplacer librement vers d’autres États pour y suivre une formation. Cette restriction a entraîné d’importantes difficultés pour l’épanouissement des vocations et le soutien aux jeunes filles qui choisissent librement une vie de service. Ces contraintes croissantes reflètent un programme délibéré, un renforcement du contrôle sur l’action de la communauté chrétienne auprès des populations tribales pauvres, ancré dans la peur idéologique plutôt que dans la vérité. Le discours de droite selon lequel les chrétiens « convertissent » les populations tribales est non seulement faux, mais profondément préjudiciable. Il nie les décennies de service désintéressé, d’intégrité et d’amour que les missionnaires et les congrégations chrétiennes ont déployées dans ces régions, non pour la conversion, mais pour la dignité humaine.
Ce à quoi nous assistons au Madhya Pradesh n’est pas seulement une surveillance gouvernementale, mais une répression ciblée. Lorsque les écoles et les centres de santé sont fermés et que la libre circulation des citoyens est entravée, nous devons nous demander : à qui profitent cette peur et ce mensonge ? Certainement pas aux pauvres. Certainement pas aux jeunes filles des tribus qui riaient, étudiaient et rêvaient autrefois entre les murs de nos foyers.
Il s’agit d’une question morale qui transcende la religion. C’est une question de justice, de liberté et l’âme de notre démocratie. Nous exhortons la société civile, les médias et les personnes de bonne volonté, quelles que soient leurs croyances ou leurs idéologies, à s’exprimer. Car en réduisant nos foyers au silence, ils réduisent au silence la voix des sans-voix.
Ne laissons pas la peur prendre le pas sur le service. Ne laissons pas la suspicion anéantir la compassion. Les filles des tribus du Madhya Pradesh méritent mieux.
Et nous ne cesserons de les défendre.
Graines d'espoir au milieu de la souffrance
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Témoignages
Sœur Maria Liudmyla Kukharyk, osb
abbaye de Zhytomyr (Ukraine)
Graines d’espoir au milieu de la souffrance
Notre monastère se dresse à la frontière des cultures et des mondes, tel le dernier cap bénédictin sur les terres d’Europe de l’Est. Au-delà de cette ligne, sur des milliers de kilomètres, nulle présence bénédictine. Au-delà s’étend ce qu’on appelle le « monde russe », dont nous sommes contraintes de goûter les fruits amers depuis près de quatre ans.
Au-delà de la frontière, tout change. Traverser l’Europe est toujours une épreuve. Des heures de files d’attente épuisantes, une attente nerveuse, un temps qui semble figé. Cette attente humiliante peut durer jusqu’à dix heures. Dans les files, on trouve principalement des femmes avec leurs enfants. Traînant silencieusement leurs valises et leurs sacs, sans la main d’un homme à leurs côtés. Leurs yeux sont fatigués mais emplis de détermination.
Et ce n’est que lorsque cette file – à la fois symbolique et brutalement réelle – est derrière vous qu’un autre monde s’ouvre. Un monde sans sirènes d’alerte aérienne. Sans le bruit des explosions de missiles ni le bourdonnement des drones russes.
Pendant des décennies, nous avons vécu dans l’ombre de cette menace, sans en mesurer pleinement le poids. Elle planait sur nous, invisible. Nous nous réjouissions de la liberté retrouvée après l’effondrement du système soviétique : les sœurs pouvaient enfin placer une croix sur la façade du monastère et porter à nouveau l’habit, non seulement en secret la nuit, mais aussi ouvertement, au quotidien.
Nous avons vécu des années aux côtés de ceux qui viennent maintenant en armes pour s’emparer de nos terres. Ils dînaient autrefois dans les mêmes restaurants et assistaient à nos concerts. Ils visitaient nos sanctuaires, priaient devant nos icônes.
Plus encore, nous avons accueilli des candidates venues de Russie. Des jeunes filles de familles russes, où le Seigneur avait inspiré des vocations à la vie religieuse, sont devenues nos sœurs. Et aujourd’hui, des jeunes hommes issus de ces mêmes familles signent des contrats pour venir sur nos terres, pour tuer et piller. Comment comprendre ce terrible glissement ? De la prière à la haine, du sacré aux crimes contre l’humanité ? Comment peut-on devenir un monstre en un instant ? Cette question nous tourmente.
La vue par-delà notre fenêtre
Oui, la vie est devenue plus dure. Il est de plus en plus difficile de rester concentré et ancré. Rester attentif et présent, sans perdre le sens ni l’espoir, tel est notre combat quotidien.
Nous pouvons nous sentir épuisées, fatiguées, anxieuses et désorientées en ces jours brutaux et arides. C’est comme une traversée du désert, tandis que notre pays voisin nous attaque chaque jour avec une cruauté implacable.
Nous vivons simplement cette réalité au maximum, en essayant d’en rester conscientes. Nous comptons les explosions lors des attaques nocturnes. Oui, elles nous privent de sommeil. À chaque éclair de la défense aérienne, nous regardons par la fenêtre. Une lueur rougeâtre teint le ciel. Certaines sœurs descendent encore au sous-sol pendant les raids. D’autres ont arrêté depuis longtemps.
Miraculeusement, les missiles nous échappent. Ils frappent ailleurs : d’autres villes, d’autres maisons, d’autres familles endormies. Cette conscience même nous empêche de dormir. Nous restons vigilants, les yeux grands ouverts.
Si nous laissons la peur nous acculer et nous emprisonner, alors l’ennemi a déjà gagné. Mais tant que nous restons les yeux grands ouverts, regardant le mal droit dans les yeux, nous n’avons pas capitulé.
Et puis l’aube arrive, comme si de rien n’était, comme si le ciel n’avait pas été déchiré par les sirènes. Un nouveau jour commence. Nous retournons à nos tâches quotidiennes : quelqu’un sort planter des fleurs, essayant de rendre le monde un peu plus beau, un peu plus accueillant. Nous continuons. Même quand nous avons l’impression que tout nous échappe.
Même lorsque le bruit extérieur n’est pas celui des cloches, mais celui des explosions, les gens viennent à l’église. Les mères apprennent à leurs enfants à faire le signe de croix dans les abris antiaériens. Elles leur apprennent à prier. Permettez-moi de partager les paroles d’une de nos paroissiennes. Son fils de cinq ans, caché dans un abri lors d’un raid aérien, lui a dit :
« Maman, tu devrais être heureuse. Au moins, tu avais une vie avant la guerre. Je suis né là-dedans ; je ne me souviens de rien d’autre que des explosions et des sirènes. »
Ces enfants ignorent ce qu’est la paix. Et pourtant, il dit cela pour réconforter sa mère. Telle est notre triste réalité : une nouvelle génération grandit sans sentiment de sécurité, sans une enfance à l’abri du bruit des sirènes et des bombes.
Dans les sous-sols, pendant les bombardements, les gens ouvrent les Écritures. Quelqu’un lit un psaume. Quelqu’un d’autre partage un repas avec les enfants, essayant de les distraire. La prière est devenue notre façon de supporter la réalité. Elle est un signe d’espoir là où l’espoir n’est plus recherché. Prier, c’est croire que les ténèbres n’auront pas le dernier mot de l’histoire.
L’agression russe nous a causé d’indicibles souffrances, mais elle a aussi éveillé une profonde force de solidarité au sein du pays. Oui, nous sommes épuisées, lasses, parfois accablées. Mais au milieu des ruines et du sang versé, nous voyons la bonté percer dans le cœur des gens.
Les gens viennent à nous en quête de consolation, d’un espace de silence, d’une bouffée d’air dans une atmosphère suffocante de peur et d’anxiété. Ils ont soif de la Parole de Dieu. Et cette soif – ce désir profond – est le témoignage le plus clair d’une foi vivante.
Nous ne voyons pas encore la grâce de la fin de cette terreur. Le carnage continue – même maintenant, alors que j’écris ces mots et que vous les lisez. Chaque jour, des vies sont perdues. Chaque jour, de nouvelles villes sont bombardées. Et chaque matin, telle une Lectio divina, nous lisons les nouvelles quotidiennes des victimes et des destructions.
Notre pays devient un mémorial vivant pour ses victimes. Sur chaque place, des rangées de drapeaux et des photos des morts flottent partout. Chaque drapeau représente une vie.

Sans haine, Sans amertume…
En revenant à la question de savoir comment une telle agression peut exister au cœur de l’Europe, je me souviens d’un passage saisissant du journal d’Etty Hillesum, la jeune femme juive qui périt à Auschwitz et dont les écrits furent publiés plus tard sous le titre « Une vie interrompue : Les Journaux, 1941-1943 ». Elle écrit :
« Nous avons tant de travail sur nous-mêmes que nous ne devrions même pas songer à haïr nos soi-disant ennemis… Et je le répète avec la même passion… “Chacun de nous doit se tourner vers l’intérieur et détruire en lui-même tout ce qu’il pense devoir détruire chez les autres. Et n’oubliez pas que chaque atome de haine que nous ajoutons à ce monde le rend encore plus inhospitalier.” »
Etty pensaient aux atrocités commises par les soldats SS, tout comme nous frémissons aujourd’hui devant la brutalité infligée par les troupes russes. Mais sa réflexion demeure intemporelle : le véritable combat contre le mal commence en nous-mêmes. Elle n’excuse pas le mal. Elle indique plutôt le chemin de la purification intérieure. Pour Etty, le mal n’est pas seulement « l’autre », mais une force qu’il faut vaincre dans son propre cœur.
C’est une manière difficile, mais profondément spirituelle et honnête d’aborder la réalité. Dans un autre passage, elle écrit :
« Chacun de nous doit se tourner vers l’intérieur et détruire en lui-même tout ce qu’il pense devoir détruire chez les autres. »
Ces paroles résonnent profondément dans la tradition bénédictine. Saint Benoît nous rappelle dans sa Règle :
« Si tu vois quelque bien en toi, attribue-le à Dieu, non à toi-même. Mais assume toujours la responsabilité du mal que tu commets » (RB 4, 42-43).
Benoît savait bien combien le cœur humain est facilement trompé – combien nous sommes prompts à revendiquer le bien comme nôtre et à projeter nos fautes sur les autres. Cet aveuglement intérieur est à l’origine de la haine, de la division et de la guerre. Ainsi, le chemin vers la paix – une paix durable et véritable – commence non pas par la lutte contre les autres, mais par la purification de notre propre cœur. En temps de guerre, ces mots prennent une urgence nouvelle. Car la tentation de vivre dans la haine devient irrésistible.
La Russie nous prend ce que nous avons de plus précieux : des êtres chers disparus au front ou sous les décombres des missiles, des enfants enlevés de force aux territoires occupés, des maisons et des biens réduits en cendres.
Une femme a dû se tenir sur les ruines calcinées de sa maison et voir tout ce qu’elle avait construit et chéri toute sa vie réduit en cendres. Elle a avoué : « J’ai envie de les maudire. De les haïr. Ils n’avaient aucun droit de me prendre cela et de me chasser de chez moi. » Mais elle a ensuite ajouté, doucement : « Pourtant, si je cède à cela, je deviens comme eux. »
Elle a fait un choix. Tout comme Etty Hillesum – qui, à l’époque de la Shoah, a refusé de se laisser détruire par la haine – cette Ukrainienne n’a pas laissé l’ennemi empoisonner son cœur.
Etty Hillesum a écrit un jour que si nous laissons la haine s’enraciner en nous, l’ennemi a déjà réussi. Car alors, le feu de la haine se propage, et nous devenons nous-mêmes porteurs du mal que nous voulions vaincre. La voie bénédictine offre une autre voie : reconnaître notre faiblesse et, à la lumière de la grâce, permettre à Dieu de faire naître le bien à travers nous.

« Revenir en vie »
Il existe un poème puissant d’Iryna Tsilyk, devenu à la fois chanson et slogan pour une fondation humanitaire ukrainienne, « Revenir en vie » :
Toi, par-dessus tout, tu rentres chez toi,
tu te débarrasses enfin de tes bottes poussiéreuses,
et tu réapprends à vivre, avec une foi renouvelée au cœur.
Toi, par-dessus tout, tu reviens,
ayant vaincu le gémissement insouciant du mal absolu,
et abandonné cette haine à jamais, dans la quiétude dense de la paix.
Toi, par-dessus tout,
tu reviens par le chemin qui préservera ton âme et ton corps.
La terre noire, brûlée par son parfum brûlant,
ne désirait que la pluie, pas le sang.
Ce poème est plus qu’un souhait de survie : c’est une boussole morale, une prière, un appel à l’âme pour qu’elle revienne intacte. Pour survivre non seulement dans son corps, mais aussi dans sa conscience, dans son cœur, avec son humanité intacte. « Les bottes poussiéreuses » deviennent le symbole de la route, de la lutte, du service épuisé. « La foi se renoue dans ton cœur » – ici, la foi n’est pas un dogme. Elle a été déchirée par la guerre, mais elle peut être retissée. Chacun de nous traverse ce processus de retissage.
Le vers « gémissement du mal pur » évoque la guerre comme une horreur sans filtre, sans justification, sans déguisement. Celui qui la traverse sans être consumé par la haine n’est pas un vainqueur au sens traditionnel du terme, mais quelqu’un qui n’a pas laissé le mal pénétrer et déformer son âme.
« Lâche cette haine pour toujours » – Tel est le cœur du message : ne ramenez pas la haine chez vous. « La terre noire… ne désirait que la pluie, pas le sang. » La terre, symbole de vie, de foyer, de fertilité, n’a pas soif de sang. Elle aspire à la pluie, au renouveau, à la paix. Ce poème nous rappelle que la véritable victoire n’est pas la défaite de l’ennemi, mais l’invincibilité de l’âme qui a refusé d’être conquise par le mal.
Revenir vivant signifie « préserver la capacité d’aimer ». Ne pas laisser la vengeance et la haine devenir notre nouvelle façon de penser. Se souvenir pourquoi nous avons combattu : pour l’humanité, pour la dignité, pour la bonté. Reconnaître la douleur, mais ne pas la laisser endurcir notre cœur. Nous ne luttons pas seulement pour les frontières, mais pour l’âme de notre peuple. Et l’âme ne peut être sauvée par les armes si nous perdons la bataille intérieure.
Nous aussi, en tant que moniales, sommes appelées à exercer un discernement spirituel sur chaque pensée et chaque décision. Le mal apparaît rarement comme une figure monstrueuse. Il s’insinue souvent sous un déguisement, sous la forme d’un « besoin » ou d’une « justification ». C’est pourquoi l’appel de saint Benoît à l’humilité et à la pureté du cœur devient un bouclier contre la logique intérieure de la violence. Dans ce contexte, l’Écriture et la règle de Benoît nous guident. Elles nous enseignent que le cœur peut rester libre et fort, même lorsque tout autour de nous est en ruine.
C’est par la foi que nous tenons bon
Par la foi, le soldat en première ligne trouve le courage de combattre et de défendre son peuple.
Par la foi, le médecin en zone de combat risque sa vie pour sauver les blessés.
Par la foi, le volontaire épuisé trouve encore la force d’apporter de l’aide là où il ne reste plus rien.
Par la foi, des gens ordinaires sortent après les bombardements et vendent des fleurs au milieu des décombres, témoignant que la vie est plus forte que la mort.
« La foi est une ferme assurance des choses qu’on espère, une démonstration de celles qu’on ne voit pas. » (Hébreux 11, 1)
Tous ces moments nous parlent d’une espérance puissante, inébranlable et invincible. Car c’est là, là où l’ennemi tente de nous dépouiller de ce qui nous reste, notre foi, notre amour, notre dignité, que naît notre véritable résistance.
La guerre la plus dure…
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La guerre la plus dure, c’est la guerre contre soi-même.
Il faut arriver à se désarmer.
J’ai mené cette guerre pendant des années, elle a été terrible.
Mais je suis désarmé.
Je n’ai plus peur de rien, car l’amour chasse la peur.
Je suis désarmé de la volonté d’avoir raison,
de me justifier en disqualifiant les autres.
Je ne suis plus sur mes gardes,
jalousement crispé sur mes richesses.
J’accueille et je partage.
Je ne tiens pas particulièrement à mes idées, à mes projets.
Si l’on m’en présente de meilleurs,
ou plutôt non, pas meilleurs, mais bons,
j’accepte sans regrets.
J’ai renoncé au comparatif.
Ce qui est bon, vrai, réel, est toujours pour moi le meilleur.
C’est pourquoi je n’ai plus peur.
Quand on n’a plus rien, on n’a plus peur.
Si l’on se désarme, si l’on se dépossède,
si l’on s’ouvre au Dieu-Homme qui fait
toutes choses nouvelles,
alors, Lui, efface le mauvais passé et nous rend
un temps neuf où tout est possible.
Patriarche Athénagoras
« Vision de paix » - Liturgie et architecture
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Liturgie
Père Gérard Gally
prêtre du diocèse de Poitiers (France)
« Vision de paix »
Liturgie et architecture
Les moines ont toujours accordé une grande importance à l’agencement de leur lieu de vie. On peut vraiment dire que l’architecture est pour eux un élément de structuration de leur spiritualité. Cette approche donne à leur existence un caractère d’édification, au sens figuré du terme, où la part liturgique joue un rôle capital de coordination vivante : pour eux la liturgie est à l’architecture ce que l’âme est au corps.
En évoquant ces réalités monastiques, on peut facilement en élargir la portée à toute vie chrétienne : il est capital que les moines et les moniales se ressentent fondamentalement comme baptisés en proximité avec tous les autres membres de l’Église du Christ.
I- Liturgie de Dédicace
Dans l’année liturgique chrétienne, il y a une période qui est particulièrement chère au cœur des moines et des moniales, c’est celle de l’automne où sont célébrées un grand nombre de fêtes de Dédicace. De quoi s’agit-il ?
La Dédicace est la cérémonie par laquelle une église est consacrée. À la suite de cette consécration, la communauté croyante est appelée à faire mémoire de l’anniversaire annuel d’un tel acte fondateur.
Il y a là une riche symbolique, car outre le fait que ces fêtes s’enracinent dans celle de la Dédicace du Temple de Jérusalem au temps de Soukkot (qui évoquent les cabanes dressées dans les vignes au moment de la vendange et celles plantées au désert durant les quarante années qu’Israël passa au désert après la sortie d’Égypte, au cœur desquelles se trouve la Tente du Rendez-vous, lieu de la présence de Dieu et préfiguration du Temple), elle envisage aussi le rassemblement du peuple de Dieu dans l’unité, comme une image de la promesse faite par Dieu à Abraham et à Moïse, dans une vision de paix.
Ainsi, la liturgie chrétienne s’inscrit dans un tel avènement. Après les fêtes de Pâques et de Pentecôte, après la Pâque du Christ et le don de l’Esprit Saint, elle se tourne vers l’accomplissement de la promesse messianique : la récapitulation de toutes choses sous un seul Chef, le Christ, lui qui est la pierre angulaire de tout l’édifice, nouveau temple de son Corps qui est l’Église.
C’est pourquoi, chaque fois que les communautés monastiques chantent lors des fêtes de dédicace, l’hymne fameuse Urbs Jerusalem beata, leur cœur profond s’enflamme et se dispose à la grande transformation que Dieu veut pour toutes les créatures vivant sous le ciel, jusqu’à ne former qu’un seul corps.
Urbs Ierusalem beata
Dicta pacis visio
Quae construitur in caelis
Vivis ex lapidibus
Angelisque coronata
Sicut sponsa comite.
Jérusalem, cité heureuse,
dont le nom signifie vision de paix.
qui se construit dans les cieux
avec des pierres vivantes ;
couronnée d’anges,
comme une épouse a son cortège.
On peut dire ainsi qu’une vie chrétienne a vocation architecturale. Cette dimension architecturale fait référence, bien sûr, aux pierres vivantes que nous sommes, et permet de mettre en rapport le bâtiment de l’Église et le Corps vivant qu’elle devient.
II- Le seuil
Cependant avant de jouir de la vision de paix, tout un parcours est nécessaire. Il y a d’abord un seuil à franchir. On entre dans le corps de l’Église comme dans un espace éminemment sacré. La porte est celle d’un passage, étroit parfois. Il s’agit de mourir à des apparences trompeuses pour accéder à la vérité de l’homme-Dieu, le Christ. En passant par le seuil d’une église, l’Adam tenté par la mise à l’écart de Dieu, et dont la volonté se convertit, finit par rejoindre Jésus en communion avec son Père.
Ce passage pour devenir membre du Christ est celui qui s’opère à travers l’eau du baptême. Celui-ci peut avoir lieu dans le baptistère à l’extérieur ou à l’entrée de l’Église. Chacun de nous a été plongé ainsi dans l’eau du baptême pour en être émergé afin de partager la Pâque du Christ comme une nouvelle naissance.
Les moines sont particulièrement attentifs à la symbolique des passages à travers les mille portes qu’ils empruntent pour franchir le seuil de l’Église, et à celle de l’eau, très présente au quotidien.
III- La nef
Une fois entrés dans l’édifice, les chrétiens se mettent en disposition eucharistique. C’est tout le sens de la vie chrétienne d’entrer dans cette disposition, quels que soient le moment et le style de présence dans l’Église, liturgique ou non.
Un symbole existe dans beaucoup d’églises anciennes, sous la forme du labyrinthe : celui-ci n’a rien d’ésotérique. Il propose simplement l’image du cheminement de la porte extérieure à l’habitation intérieure. Des hommes et des femmes se mettent en marche pour former un peuple pérégrinant vers la Jérusalem d’en haut. Le chemin est long et, d’une certaine manière, inconnu. Pour signifier cela, les moines affectionnent les processions. Ils entrent ensemble dans l’église pour célébrer l’office et ils en sortent de la même manière.
Durant l’eucharistie, une autre procession est celle de l’offrande des dons pour l’offertoire : elle a été heureusement mise en valeur par la réforme de Vatican II et elle brille de tout son éclat dans la liturgie byzantine au chant de l’hymne des Chérubins. Enfin, durant cette même liturgie, les moines comme aussi tous les chrétiens, viennent processionnellement vers la communion.
C’est dire à quel point l’habitation de l’espace architectural est communautaire. D’ailleurs la forme même de l’édifice avec ses piliers et ses voutes invite à considérer le rassemblement d’un peuple nouveau qui se dirige vers son centre. Les piliers sont comme des géants en marche, et les voutes les rassemblent. La décoration des chapiteaux est comme leur expression jaillissante, et les fresques qui ornaient autrefois tous les murs des églises augmentaient le nombre des convives, en mettant les fidèles en présence de la communion des saints. Même lorsqu’on est seul et que l’on entre dans une église, il y a lieu d’y pérégriner en présence de tout un peuple.

IV- L’autel
Lorsqu’on se met en marche, il est rare que ce soit sans but. Dans l’architecture d’une vie monastique et chrétienne, le pèlerinage confine vers l’écoute de la Parole et de sa mise en œuvre eucharistique autour de l’autel.
La Parole de Dieu doit s’élever dans le bâtiment église comme une attestation de la présence du Verbe fait chair.
On connaît bien la citation de la Constitution sur la liturgie du Concile Vatican II au chapitre 7 : « Dieu est vraiment présent dans sa Parole, lorsqu’on lit les saintes Écritures » (Sacrosanctum Concilium 7). Le contact privilégié avec la Parole de Dieu est avant tout liturgique ; en effet dans la liturgie, la Parole est reçue, elle est transmise, elle est interprétée, elle est actualisée ; elle ne peut m’appartenir à moi seul ; elle rassemble vraiment tout le peuple de Dieu dans une communion puissante. Cependant cette écoute liturgique est d’autant plus fructueuse qu’elle est préparée dans le silence et qu’elle résonne au-delà de la célébration, dans le seul à seul avec Dieu. On comprend bien l’importance du lieu de la Parole. Qu’il soit fixe ou non (toutes les liturgies n’ont pas les mêmes pratiques à ce sujet), ce lieu manifeste la mise en présence d’une Parole autre que simplement la nôtre, une Parole qui, par la voix de ses ministres, résonne comme un appel à suivre ; non pas simplement comme une injonction devant laquelle il faudrait se soumettre d’une manière passive, mais comme un lieu de partage, de circulation vivante et d’interprétation commune où chacun des membres de l’Église peut trouver sa place pour parler et écouter.
Cependant, l’écoute de la Parole appelle une mise en œuvre. Le symbole de l’autel représente ce mouvement où le Verbe fait chair s’est lui-même tout entier livré dans l’amour de son Père et des hommes, pour que le monde puisse reconnaître le chemin de la vraie vie et sortir des impasses de son propre labyrinthe insensé.
L’autel représente donc le Christ dans son mystère de Pâques. Toute sa vie est un sacrifice de louange ; au centre et au sommet de cette vie, il y a la déposition de lui-même dans une relation de confiance à son Père et dans un partage total avec toute l’humanité, qu’elle soit amie ou ennemie à son égard. L’autel représente cela car il fait référence à l’autel des sacrifices où tout est remis à Dieu comme dans un grand mouvement de bénédiction. Dieu a tout donné en son Fils, et en son Fils, tout lui est remis en même temps que partagé entre tous.
On comprend qu’en entrant dans une église, c’est l’autel que l’on salue avant tout autre signe. L’autel, traditionnellement, représente le Christ dans son mystère de Pâques. En le saluant et en le vénérant, on pose un acte de foi afin de suivre le Christ pour faire de sa Parole notre condition ordinaire. C’est vraiment là que se construit l’architecture d’une vie chrétienne. Les moines concentrent leur vie autour de ce pôle et tentent de le partager au quotidien au-delà de la seule célébration.

V- La liturgie
On l’a déjà dit : la liturgie est comme le ciment, le tissage de l’architecture eucharistique d’une vie chrétienne et monastique.
Je retiendrai ici en forme de conclusion quelques aspects qui me semblent assez parlants :
– Le premier est tiré de la liturgie de la Dédicace. Avant de rentrer dans l’église après avoir béni les murs extérieurs, l’évêque se présente à la porte de l’église et frappe avec sa crosse à cette porte alors que l’on chante le psaume 23 : « Portes, levez vos frontons, qu’il entre le roi de gloire. » À l’intérieur des chantres demandent : « Quel est ce roi de gloire ? » et il est répondu : « C’est le Seigneur Sabbaoth, c’est lui le Roi de gloire. », alors l’évêque, et à sa suite tout le peuple, entre dans l’édifice : il y a là un porche magnifique dans lequel toute vie doit reprendre confiance : « Frappez et l’on vous ouvrira ».
– Le deuxième est l’étonnant répertoire des chants des différentes traditions liturgiques, constitué de psaumes, de tropaires, d’hymnes… Ils résonnent comme le bruit des océans : c’est la foule immense de ceux qui cherchent Dieu et qui cheminent inlassablement.
– Le troisième est la prégnance de la Parole divine au cœur de l’édifice avec le devoir qu’a le peuple de lui répondre et de la mettre en œuvre. Il n’y a jamais dans la liturgie chrétienne de don de la Parole sans en retour une réponse.
– Le quatrième est la possibilité de la communion, qu’elle soit sacramentelle ou non, pour goûter la miséricorde de Dieu qui veut nous rendre semblable à lui. « Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur », ce verset du psaume 33 est celui qui est le plus utilisé dans la liturgie chrétienne pour accompagner le mouvement de la communion.
Au-delà de la liturgie, il y a la vie de tous les jours où nous poursuivons le pèlerinage, et il y a l’espérance de la Jérusalem céleste que nous évoquions en tête de cet exposé, sans laquelle notre architecture spirituelle resterait inachevée. Oui, que nous soyons moines, moniales, ou chrétiens baptisés sans autre consécration, l’architecture de nos vies est appelée à devenir profondément liturgique.
Mère Máire Hickey
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Grandes figures de la vie monastique
Du site web de l’abbaye bénédictine de Kylemore
Irlande
Mère Máire Hickey
(1938-2025)

Ancienne abbesse des communautés bénédictines de l’abbaye de Kylemore et de l’abbaye Sainte-Scholastique de Dinklage, en Allemagne, et anciennement de Clontarf, à Dublin, Mère Máire s’est éteinte paisiblement au monastère de l’Immaculée Conception de l’abbaye de Kylemore, Le 23 février 2025.
Máire Hickey est née à Dublin en 1938. Elle a étudié les lettres classiques à l’Université de Cambridge. Elle y a obtenu une licence avec mention très bien (Classical Tripos) en 1965 et un doctorat en 1973. En 1974, elle est entrée au monastère Sainte-Scholastique de Dinklage, en Basse-Saxe, en Allemagne, où elle a fait sa première profession en mars 1977 et sa profession perpétuelle en mars 1980.
En 1983, la communauté a élu Mère Máire deuxième abbesse de Dinklage et, en 1995, elle a été réélue pour un mandat de 12 ans, jusqu’en 2007. Mère Máire s’est engagée à bâtir une communauté dans le contexte mondial de l’Ordre bénédictin. Elle a longtemps présidé l’Association des monastères bénédictins féminins des pays germanophones (VBD).
Durant son abbatiat à Dinklage, elle a contribué à la fondation de la Communio Internationalis Benedictinarum (CIB) – la Communion internationale des bénédictines – et a été élue première modératrice de la CIB en 1998, poste qu’elle a occupé jusqu’en 2006.
En 2007, elle a rejoint l’abbaye de Kylemore, où elle a dirigé la communauté monastique jusqu’en 2023. Durant ses quinze années d’abbesse, Mère Máire a guidé la communauté à travers une période de grands changements et de développement. Elle a défini une nouvelle vision pour l’abbaye de Kylemore en créant le Kylemore Trust, qui a permis de nombreux aménagements et améliorations du domaine.
Fidèle à la longue tradition éducative de l’abbaye de Kylemore, remontant à Ypres en 1665, Mère Máire a piloté le développement d’un partenariat avec l’Université de Notre-Dame (Indiana, États-Unis) qui a permis la création d’un Centre mondial d’éducation Notre-Dame à Kylemore. Pour son engagement en faveur de l’éducation et de la spiritualité, elle a reçu un doctorat honorifique de l’Université Notre-Dame en 2016.
Un vif intérêt pour l’histoire de la communauté et celle du monachisme féminin irlandais en général l’a amenée à soutenir des projets qui ont finalement abouti à la publication de « The Benedictine Nuns and Kylemore Abbey: A History » (Dublin, 2020) et « Brides of Christ: Women and Monasticism in Medieval and Early Modern Ireland » (Dublin, 2022).
En 2019, elle a lancé le projet « The Mustard Seed », qui relie la communauté bénédictine de Kylemore aux Sœurs bénédictines de Christu Jyothi, du diocèse de Cuddapah (Kadapa), dans l’Andhra Pradesh, en Inde.
En 2024, récemment retraitée de son poste d’abbesse, Mère Máire a célébré avec la communauté l’ouverture du nouveau monastère de l’Immaculée Conception à l’abbaye de Kylemore. Il s’agissait de la concrétisation d’une vision centenaire : établir un monastère dédié à Kylemore, ainsi qu’un centre d’éducation et de retraite. Cette étape historique témoigne du leadership, de la foi et du dévouement de Mère Máire, qui a mené le projet à travers de nombreux défis.


Les moniales bénédictines de l’abbaye de Kylemore, sa sœur Una, son beau-frère Sam Wilson, ses nièces Orla Wilson, Fiona Malan et Kathryn Wilson, ainsi que leurs familles, ainsi que les membres du conseil d’administration du Kylemore Trust, l’équipe de l’abbaye de Kylemore, le monde monastique et la communauté locale se souviennent avec affection de Mère Máire. S’exprimant au nom de la communauté bénédictine de l’abbaye de Kylemore, Mère Karol O’Connell a déclaré :
« Mère Máire était une femme d’une grande foi, d’humilité et de sagesse. Elle a bâti la paix, la communauté, l’ouverture et la sainte créativité bénédictines. Son héritage perdurera ici, à l’abbaye de Kylemore, dans la communauté monastique, au sens large, et bien au-delà, apportant des bénédictions partout où elle a posé ses mains et son cœur. »
Dom Mamerto Menapace
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Grandes figures de la vie monastique
Article paru dans Cuadernos monásticos 234, 2025, p. 371-373
avec l’accord fraternel de dom Enrique Contreras
Dom Mamerto Francisco Menapace
(1942-2025)

Le départ de notre bien-aimé père Mamerto pour la Maison du Père marque un moment crucial dans la vie de notre communauté de l’abbaye Santa María de Los Toldos. Il nous a, en effet, fait don de talents si merveilleux et si profonds que rien ni personne ne pourra jamais nous en priver. Arrivé très jeune à la communauté bénédictine de Los Toldos, il y est toujours resté profondément fidèle et d’une persévérance admirable.
À 18 ans, il a prononcé ses vœux temporaires et, six ans plus tard, a reçu l’ordination sacerdotale. Durant cette étape de sa vie monastique, il a accompli divers services, toujours avec une lucidité remarquable et un grand dévouement, dans une période complexe et exigeante.
Il a vécu plusieurs années avec les moines fondateurs de notre monastère. Il a accompagné de nombreux frères de diverses communautés du Cône Sud (Cono Sur), qui ont accompli des tâches importantes dans leurs maisons respectives, au sein de la Conférence des communautés monastiques du Cône Sud (SURCO) et de notre congrégation bénédictine de la Sainte-Croix du Cône Sud. Au début de notre vie monastique, il a accueilli nombre d’entre nous, nous a accompagnés et nous a guidés « d’une main experte ».
Il a été supérieur de notre monastère de Los Toldos pendant dix-huit ans. Il a servi la communauté avec un dévouement total, la conduisant à une pleine intégration dans notre quartier, notre diocèse et l’Église argentine. Un exemple fidèle de ce travail est l’initiative du pèlerinage annuel qui vient de différentes villes du diocèse à notre monastère pour vénérer notre Sainte Mère, la Vierge Noire.
À la fin de son service comme prieur et premier abbé de notre communauté, il a été élu abbé président de ladite Congrégation. Il a consacré toute son énergie à cette mission difficile, jusqu’à ce que son corps et son âge l’empêchent de poursuivre son œuvre. Ce furent vingt-sept années de dévouement lucide, désintéressé et fructueux.
À la fin de cette période exigeante, son corps a commencé à montrer des signes de faiblesse de plus en plus évidents, qui se sont rapidement aggravés au cours de cette dernière année.
Le père Mamerto nous a également laissé un don très spécial : son œuvre littéraire remarquable. Grâce à ses livres, il a pu rayonner dans tous les coins de notre pays, ainsi que dans des nations sous d’autres latitudes. Ses œuvres sont simples, profondes et riches d’une expérience spirituelle unique. Sa contribution à la spiritualité chrétienne et monastique est non seulement indéniable, mais marque également un tournant important parmi les auteurs bénédictins.
Ce don légué par notre bien-aimé père Mamerto naît de sa fidélité exemplaire à la lecture quotidienne de la Parole de Dieu. Son exemple devrait nous interpeller et nous encourager à suivre le même chemin.
Merci beaucoup, père Mamerto, pour votre exemple de vie significatif. Pardonnez-nous ce que nous n’avons pas pu apprendre ou apprécier de votre vivant. Nous nous confions maintenant à votre intercession et savons que, sans aucun doute, vous nous accompagnerez dans l’avenir de notre communauté.
Dieu est bon ! Il nous prive de votre présence physique, mais il nous accorde votre présence spirituelle et votre aide dans tout ce que la Providence nous réserve à l’avenir. Nous connaissons votre grande dévotion à la Mère de Dieu, à la Vierge Noire. Priez pour nous afin qu’elle nous protège et nous guide sur des chemins aplanis.

SALVE, Regina,
mater misericordiae, vita, dulcedo, et spes nostra, salve.
Ad te clamamus exsules filii Evae.
Ad te suspiramus, gementes et flentes in hac lacrimarum valle.
Eia, ergo, advocata nostra,
illos tuos misericordes oculos ad nos converte.
Et Iesum, benedictum fructum ventris tui,
nobis post hoc exsilium ostende.
O clemens, O pia, O dulcis Virgo Maria. Alleluia.
Le nouveau Secrétariat de l'AIM
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Nouvelles
Le nouveau Secrétariat de l’AIM
Le père Bernard Lorent Tayart, président de l’AIM, après consultation du Père Abbé Primat, dom Jeremias Schröder, a nommé pour cinq ans le père Charbel Pazat de Lys secrétaire général de l’AIM.
Le père Charbel est né à Madrid tout en étant d’origine française. Il est moine de l’abbaye Sainte-Madeleine du Barroux (France) depuis quarante ans. Docteur et professeur de liturgie, parlant plusieurs langues, il a exercé de nombreuses responsabilités et métiers dans le cadre du monastère : sous-maître des novices, maître des étudiants, maître des frères, directeur d’école, responsable du moulin à huile, de cuisine, de l’informatique à l’université, designer, éditions, archives, chancellerie, banque alimentaire… Le père Charbel a aussi exercé des activités pastorales (mouvement liturgique de jeunesse, association pour divorcés, retraites).
Suite à la reconfiguration du Secrétariat, veuillez noter les nouvelles adresses mail de l’AIM :
– Président, P. Bernard : president@aimintl.org.
– L’adresse du Secrétariat, géré par le P. Charbel : secretary@aimintl.org. Toutes les demandes de financement de projets sont à adresser au père Charbel à cette nouvelle adresse.
– Concernant le Bulletin et le site web de l’AIM (toujours en charge de sœur Isabelle) : newsletter@aimintl.org.
Toutes les autres et anciennes adresses de l’AIM vont être fermées d’ici quelques mois.
D’autres informations concrètes sur la nouvelle organisation du Secrétariat pourront être inscrites sur le site web de l’AIM d’ici quelque temps.
Nouvelles du DIM-MID
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Nouvelles
Extrait du rapport sur le DIM-MID
au Congrès des abbés bénédictins (sep. 2024)
Père William Skudlarek, osb
Secrétaire général sortant
Lors du dernier Congrès des Abbés en 2016, mon rapport sur le DIM-MID a pris la forme d’une introduction à un atelier bilingue sur le dialogue interreligieux (DIM-MID, Dialogue Interreligieux Monastique). Je suis reconnaissant aux organisateurs du Congrès de cette année de m’avoir invité à présenter mon rapport final en tant que Secrétaire général lors d’une séance plénière. Un nouveau Secrétaire général, présent parmi nous, me succédera le 1er octobre, et je conclurai mon rapport en l’invitant à s’adresser à vous.
En 2007, j’ai été nommé pour succéder au père Pierre-François de Béthune, moine de Clerlande, en Belgique, qui en était devenu le premier Secrétaire général en 1994. C’est cette année-là que le DIM-MID est devenu un secrétariat distinct au sein de la Confédération bénédictine. Auparavant, il existait, depuis sa fondation en 1978, en tant que sous-commission de l’AIM. Durant ses treize années de mandat, le père Pierre a créé des commissions régionales et linguistiques du DIM-MID, organisé des programmes d’échanges spirituels très réussis et continus avec des moines et des moniales bouddhistes zen japonais, publié un bulletin rendant compte des activités du DIM-MID et de divers sujets interreligieux, et créé une importante dotation pour soutenir les activités du DIM-MID. Le monachisme bénédictin est profondément reconnaissant au père Pierre pour avoir encouragé et continué à promouvoir l’engagement des moines et des moniales dans le dialogue interreligieux.
Dans ce rapport, je commenterai seulement deux activités auxquelles le DIM-MID a participé au cours des huit dernières années. La première est la publication d’une revue internationale en ligne et multilingue. Elle s’appelle Dilatato Corde et son premier numéro est paru en 2011. Le titre, comme vous le reconnaîtrez peut-être, est tiré du Prologue de la règle de saint Benoît et suggère que le dialogue interreligieux peut également contribuer à élargir le cœur des moines et des moniales. Dilatato Corde publie des œuvres textuelles et visuelles de praticiens spirituels et d’érudits de différentes traditions religieuses qui souhaitent rendre compte, réfléchir et examiner le dialogue de l’expérience spirituelle ou religieuse. Le deuxième numéro de l’année 2023 est particulièrement remarquable : il commémorait le cinquantième anniversaire de la mort de l’un des grands pionniers du dialogue interreligieux monastique, le moine français Henri Le Saux, également connu sous le nom de Swami Abhishiktananda.
Je tiens à jour une liste de diffusion pour tous ceux qui souhaitent être informés de la parution de nouvelles contributions dans Dilatato Corde. Pour être ajouté à cette liste, il vous suffit de m’envoyer un courriel à cette adresse : wskudlarek@csbsju.edu.
La deuxième activité majeure de ces huit dernières années a été le développement du dialogue avec les musulmans. Au cours de ses premières années, le Dialogue interreligieux monastique s’est particulièrement concentré sur le dialogue avec les bouddhistes et les hindous, deux traditions spirituelles ancestrales dans lesquelles le monachisme joue un rôle important. Bien que l’islam ne possède pas d’institution monastique, la pratique musulmane de la prière communautaire à certaines heures de la journée est évidemment en phase avec l’importance que nous accordons à l’Œuvre de Dieu, à laquelle, selon Benoît, rien ne vaut la peine d’être préféré.
Depuis 2011, le DIM-MID est engagé dans le dialogue avec les musulmans chiites et, depuis 2017, ce dialogue est particulièrement axé sur l’Afrique, un continent qui compte environ 500 à 550 millions de musulmans, soit environ 45 à 50 % de sa population. Selon l’Atlas de l’OSB, l’Afrique compte également environ 125 maisons, prieurés et abbayes bénédictins, dont plusieurs comptent parmi les plus grands au monde. Le développement de bonnes relations entre les communautés monastiques et leurs voisins musulmans est non seulement important pour le bien-être des deux communautés, mais constitue également un signe prophétique pour le monde entier : des personnes de convictions religieuses différentes peuvent vivre en paix et partager leurs dons spirituels.
Le nouveau Secrétaire général du DIM-MID
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Nouvelles
Le nouveau Secrétaire général du DIM-MID
Père Cyprian Consiglio, osb
Présentation au congrès des abbés, septembre 2024

Je suis Cyprian Consiglio, bénédictin camaldule originaire de la côte centrale de Californie. J’en suis à ma trente-troisième année de vie monastique. Je tiens avant tout à vous faire part de ma fierté de me considérer comme un descendant de Bede Griffiths et d’Abhishiktananda. J’ai rencontré le père Bede en 1992, alors que j’entrais dans la vie monastique et qu’il retournait en Inde, où il est décédé quelques mois plus tard. Cette rencontre m’a tellement touché que, dès mes débuts monastiques, j’ai commencé à étudier non seulement ses écrits, mais aussi à me plonger dans la philosophie et la spiritualité asiatiques, tout en me formant à l’histoire monastique et à la mystique occidentale. J’ai également rédigé mon mémoire de maîtrise sur ce sujet. Comme vous le savez peut-être, le père Bede a intégré notre Congrégation avec l’ashram de Saccidananda. Je considère donc les moines et les moniales qui y vivent comme mes proches. J’y suis allé près d’une douzaine de fois et, bien sûr, j’ai également voyagé dans d’autres régions de l’Inde.
J’ai vécu dix ans loin de ma communauté, menant une vie expérimentale, avant d’être rappelé pour le service de prieur. J’avais un ermitage en forêt, mais je me suis aussi beaucoup investi dans le dialogue interreligieux, un travail qui m’a finalement conduit dans de nombreuses régions du monde. Outre le dialogue avec le bouddhisme et l’hindouisme (principalement à travers le zen Soto et la tradition du yoga), j’ai été profondément influencé par le taoïsme et j’ai pu rencontrer des représentants de cette tradition, notamment à Singapour et en Malaisie.
De retour en Californie, j’ai fondé une sangha chrétienne pour accompagner les nombreuses personnes qui exploraient la spiritualité asiatique et occidentale. Beaucoup étaient des chrétiens cherchant à concilier les trésors qu’ils avaient, comme moi, découverts dans une autre tradition et à revenir à l’Église. J’ai également travaillé avec et pour un groupe missionnaire danois appelé Danmission, que j’avais rencontré en Inde. Outre une série de conférences et de concerts au Danemark, ils m’ont organisé un voyage exceptionnel au Liban et en Syrie pour une série intitulée : « Dialogue par la musique ».
À la même époque, j’ai contribué à la création d’un mouvement en Californie, appelé « La Tente d’Abraham », visant à favoriser les moments de rencontre, de dialogue et d’amitié entre juifs, chrétiens et musulmans. Avec des membres de ce même groupe, j’ai effectué un pèlerinage en Israël et en Palestine qui a profondément changé ma vie et m’a fait prendre conscience de la place privilégiée que les chrétiens occupent dans leur relation avec les autres enfants d’Abraham.
Pendant de nombreuses années, ma discipline première a été la liturgie et la musique, et j’ai eu la chance de travailler pour et avec certains des pionniers du concile Vatican II, notamment le père Lucien Deiss. Ce parcours m’a donné une base solide pour le travail dans le dialogue interreligieux, et, bien sûr, la musique a été un formidable pont entre les peuples et les cultures. J’ai écrit et enregistré de nombreuses chansons inspirées de textes et/ou de musiques de ces différentes traditions et cultures.
Lorsque le père William et l’abbé Gregory Polan m’ont proposé ce poste, j’ai réalisé que cela couvrirait presque tout ce que j’aime et ce que je ressens comme vocation : l’écriture, les retraites et la musique.
On m’a dit que l’intérêt pour ce dialogue a diminué dans l’Église ces dernières années. J’en suis triste, mais je considère cela comme un défi, car, comme l’a souligné le Saint-Père, le dialogue me semble non seulement le plus beau visage de l’Église, mais aussi un élément essentiel à la paix dans le monde. Et bien sûr, nous, moines, apportons quelque chose de spécifique à cette œuvre : une profondeur spirituelle et une vie ascétique fondées sur la prière, la méditation et la proximité avec les Écritures.
Deux phrases de Raimon Panikkar me servent de fil conducteur à tout cela. Il insiste sur le fait que nous ne recherchons pas tant l’unité des religions que l’harmonie entre elles. Et l’autre phrase, qui, je crois, vient de lui, est : « Des chemins battus entre les huttes ». Nous n’avons pas nécessairement besoin de plus de séminaires, de conférences et de colloques : nous devons tracer des chemins d’amitié entre les peuples. À mon avis, c’était le mandat initial du Vatican. Nous, les Camaldules, avons également reçu un mandat spécial de Jean-Paul II. Lors de sa visite au Sacro Eremo en 1993, il nous a encouragés à poursuivre le travail que nous menions déjà dans ce domaine.
Il va sans dire que je remercie William pour ses nombreuses années de service, ainsi que l’abbé Gregory pour la confiance qu’ils m’ont accordée ; je suis honoré et touché de tenter d’incarner le monachisme chrétien dans un monde qui a tant besoin de cette amitié, au nom de Jésus le Seigneur.
Nouvelles de juin 2025
Je termine mon séjour prolongé aux États-Unis à l’abbaye Saint-Jean de Collegeville, dans le Minnesota, en compagnie du père William Skudlarek, mon prédécesseur et actuel directeur exécutif de la branche américaine du DIM-MID, et de deux membres du conseil d’administration du DIM-MID, le père Michael Peterson, également de Saint-Jean, et le père Lawrence Morey, de l’abbaye de Gethsémani. Plusieurs autres membres du conseil nous ont rejoints en ligne depuis tout le pays. C’était une façon appropriée de conclure ce séjour, car il y a exactement un an, alors que j’étais ici pour animer la retraite de la communauté monastique, le père William m’a demandé si j’étais disposé à lui succéder. Et la suite appartient à l’histoire, à l’histoire en cours…
Les membres du conseil d’administration et moi-même avons eu de bonnes discussions sur la manière de relancer le travail du DIM-MID en Amérique, une discussion similaire que j’ai eue et que j’aurai avec d’autres directeurs à travers le monde dans les mois à venir.
Je pense qu’il est nécessaire de rappeler que, tout comme Vatican II n’était pas une mode passagère, le travail du dialogue interreligieux sera un ministère permanent dans l’Église et dans le monde. Même s’il est difficile de retrouver un élan après la Covid (et que nos communautés vieillissantes sont parfois en mode survie), nous, moines, avons toujours reçu du Vatican le mandat de jouer un rôle de premier plan dans le dialogue interreligieux. Comme le disait le cardinal Pignedoli en 1974 :
« La présence du monachisme dans l’Église catholique est en soi un pont entre toutes les religions. Si nous devions nous présenter au bouddhisme et à l’hindouisme, sans parler des autres religions, sans l’expérience religieuse monastique, nous serions difficilement crédibles en tant que personnes religieuses. »
Les mots clés qui m’ont traversé l’esprit ces semaines sont les deux verbes qui décrivent mon rôle : promouvoir et s’engager dans le dialogue interreligieux.
Je vois le premier, promouvoir, comme intrareligieux, c’est-à-dire au sein de notre propre tradition, notamment au sein du monachisme, soulignant l’importance constante du dialogue ; tandis que le second, s’engager, est extra-ecclésial, allant à la rencontre de personnes extérieures à notre tradition, idéalement sur leur terrain, une activité que je trouve stimulante et rafraîchissante, et d’une importance vitale.
Trois projets soutenus par l'AIM
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Projets soutenus par l’AIM
Présentation de trois projets soutenus par l’AIM
Mahitsy (Madagascar) :
construction d’une unité de bio-méthanisation
Le monastère des bénédictins de Mahitsy, congrégation de Subiaco-Mont-Cassin, est situé à 30 km au nord-ouest de Tananarive (Antananarivo), à 1500 m d’altitude. La communauté compte actuellement une vingtaine de moines. Mahitsy a été fondé en 1955 par l’abbaye de La Pierre-Qui-Vire (France). Les activités de la communauté :
– Hôtellerie (25 places).
– Animation mensuelle de préparation au mariage pour la paroisse.
– Cours de français et anglais pour les jeunes voisins.
– Publication d’ouvrages de tradition et spiritualité monastique en langue malgache.
– Élevage de poules pondeuses, de poulets locaux et vaches laitières.
– Exploitation de la forêt de pins et eucalyptus : vente de bois sur pied ou de bois de chauffage.
La communauté a le projet de construire et de faire fonctionner une unité de bio-méthanisation fixe de 60 m3. Le but de cette opération vise à économiser plus de 200 m3 de bois de chauffe par an, à préserver la forêt (replantée périodiquement) et à contribuer ainsi à la lutte contre le réchauffement climatique.
La méthanisation est un processus biologique de dégradation des matières organiques. Elle existe dans nombre de processus de la nature. Elle est aussi une technique mise en œuvre dans des méthaniseurs où l’on accélère et entretient le processus pour produire un gaz combustible (biogaz, dénommé biométhane après épuration). Des déchets organiques (ou produits issus de cultures énergétiques, solides ou liquides) peuvent ainsi être valorisés sous forme d’énergie.

Les bénéficiaires du projet, seront la communauté monastique et ses hôtes, ainsi qu’une partie de la population environnante qui est dépendante de l’exploitation de la forêt, y compris un groupe important de pauvres qui revendent le bois mort.
La communauté de Mahitsy prend en charge une partie du projet soit 2 000 euros. L’AIM soutient ce projet à hauteur de 3 970 euros.
Communauté de Umkon, Shillong (nord-est de l’Inde) :
construction de logements pour le personnel scolaire
Les Sœurs bénédictines de Sainte-Lioba ont débuté en 2021 leur mission à Umkon dans le nord-est de l’Inde, dans la paroisse d’Umkon dirigée par les Missionnaires salésiens. Leur objectif principal, en venant dans cet État du nord-est, est d’annoncer ici l’Évangile et d’approfondir la formation religieuse des fidèles tout en promouvant l’éducation et l’autonomisation.
Dans cette région reculée, les sœurs gèrent et administrent activement une école, offrant une éducation indispensable aux enfants qui n’ont pas accès à des enseignants qualifiés.
En plus de l’enseignement, elles effectuent des visites à domicile et proposent des cours de soutien scolaire supplémentaires pour améliorer le niveau scolaire des enfants. Pour elles, l’éducation est un outil de transformation pour le changement sociétal.
Fidèles à leur charisme, « Ne jamais abandonner la charité », elles s’engagent dans divers apostolats tels que l’enseignement, le soin, le travail social et les activités pastorales. La communauté locale apprécie grandement leur présence, comme en témoigne sa participation active à l’Église. Après avoir géré avec succès une école et un dispensaire dans le diocèse de Nongstoin, au Meghalaya, elles sont convaincues de pouvoir reproduire ce modèle dans ce nouveau district.
Elles construisent actuellement un logement pour le personnel afin d’accueillir des enseignants qualifiés pour l’école et offrir une meilleure éducation à cette région défavorisée. Bien qu’elles aient collecté localement 70 % des fonds nécessaires, l’éloignement et les coûts de transport élevés rendent difficile la couverture des dépenses restantes. Il leur manque encore environ 30 000 € pour mener à bien le projet.

Le nouveau bâtiment aura plusieurs fonctions :
– Logement pour le personnel afin d’accueillir des enseignants qualifiés.
– Maison d’études pour les élèves en difficulté, proposant des cours complémentaires en dehors des heures scolaires.
– Lieu de catéchèse pour les enfants.
– Espace de séances d’autonomisation, notamment pour les femmes du village.
L’AIM soutient ce projet à hauteur de 30 000 euros.
Rencontre de l’EMLA
La prochaine rencontre de l’EMLA (Rencontre monastique latino-américaine), se tiendra du 3 au 10 novembre 2025 à Salvador de Bahia (Brésil.). Cette rencontre a lieu tous les quatre dans différents pays d’Amérique du Sud.
La CIMBRA (Conférence d’échanges monastiques du Brésil) accueillera cette rencontre monastique de tous les monastères suivant la règle de saint Benoît sur le continent latino-américain. Il y aura de 90 à 110 participants représentant les différentes régions d’Amérique du Sud par le biais des associations monastiques locales : ABECCA, SURCO et CIMBRA.
Outre l’intervention du Père Abbé Primat Jérémias Schröder, de l’Abbé général des Cisterciens, dom Mauro-Giuseppe Lepori, de l’Abbé général des Trappistes, dom Bernardus Peeters, de la modératrice de la CIB (Communion Internationale des Bénédictines), sœur Lynn McKenzie, et du Président de l’AIM, dom Bernard Lorent Tayart, chaque région et plusieurs conférenciers présenteront un aspect de la thématique d’ensemble – « Communautés fraternelles pour un monde fraternel. Que tous soient Un pour que le monde croit (Jn 17, 21) » : « Fondements de la vie fraternelle dans la Règle », « Chemin de fraternité aujourd’hui, obstacles, pardon et réconciliation », « Les communautés, comme lieu de formation à la fraternité »,« La vie monastique, espérance pour l’Église et pour le monde ».
Bien sûr, l’essentiel de ces réunions consiste toujours en la rencontre personnelle avec d’autres personnes en charge. Les sujets à aborder sont nombreux dans des contextes variés.
Tout cela a un coût, bien sûr, en matière d’hébergement, de déplacements de l’équipe de préparation, d’organisation d’une sortie au cours de la rencontre, de frais de salles et de matériel, etc. Une aide de 25 000 euros est apportée par l’AIM.

