pMichaelAvons-nous besoin de guérir nos souvenirs dans nos monastères ?

par le P. Michael Lapsley, SSM (Society of the Sacred Mission) (1), responsable de l’Institut pour la guérison des mémoires, au Cap en Afrique du Sud

 

Envoyé en Afrique du Sud par son ordre religieux dans les années 70, ce prêtre anglican originaire de Nouvelle Zélande s’engage très vite dans le mouvement anti-apartheid. Ce choix lui vaut son expulsion. C’est pendant son exil au Zimbabwe que des membres des escadrons de la mort du gouvernement sud-africain lui adressent en 1990 un colis piégé, qui lui explose au visage et lui inflige de multiples blessures profondes. 
Depuis lors, des crochets métalliques lui servent de mains et il a dû subir plusieurs interventions chirurgicales au crâne. Mais il poursuit sans relâche son combat pour la justice et la réconciliation. En rentrant en Afrique du Sud, il a trouvé un pays « profondément divisé et souffrant ». De là est né son projet de « guérison des mémoires ». Aujourd'hui, il parcourt le monde à la fois pour témoigner de ce qui lui est arrivé et pour offrir aux autres « le courage de reconstruire ».

 

 

Quand nous entrons au monastère, nous prenons l’habit et souvent, surtout dans le passé nous changions de nom. Cela veut-il dire que nous faisions table rase de notre passé, comme si nous avions une ardoise toute neuve sur laquelle allait s’inscrire notre expérience monastique ? Dans ce cas qu’en est-il de notre expérience de personne consacrée, et de notre vie avec nos frères et sœurs en religion ? Jusqu’à quel degré portons-nous en nous l’histoire de nos familles, et tout l’atavisme récurrent ? Est-ce que nous sommes marqués par cette empreinte dans notre travail et vie en communauté ? Comment l’histoire de notre pays, de notre communauté nous touche en profondeur ? Cela vaut-il le coup de parler de guérison de notre mémoire pour les moines, les moniales, les religieux ? Avons-nous des blessures profondes que nous avons enfouies plutôt que de les guérir à cause des expériences vécues avant d’entrer au monastère ?

Ces dernières années, j’ai eu la chance de travailler avec un bon nombre de congrégations religieuses en Afrique du Sud, avec des personnes et avec des communautés. Ensemble avec d’autres collègues de l’Institut pour la guérison des souvenirs nous avons proposé des ateliers pour la guérison des souvenirs. Comment est-ce que je définirais un tel atelier :

* Une session de guérison des blessures dure trois jours pendant lesquels les participant(e) s sont invités à passer de la douleur à l’espérance. Il leur est donné de trouver un espace sacré et de confiance où ils seront reconnus dans leurs souffrances et loués pour leurs efforts.

* La session entière peut être considérée comme un voyage, ou bien, comme une liturgie ouverte. Utilisant des techniques variées et diverses telles que : théâtre, dessin, poterie, chant et surtout partage en petits groupes, ce procédé encourage en douceur les personnes à passer d’un état de victime à une personne capable de se prendre en main et à être acteur de sa propre histoire pour vivre mieux sa vie. Une des clés de ce processus est d’être membre d’un groupe compatissant et où la confidentialité existe.

* Les sessions ont leur point culminant dans la célébration mise en place par les participants eux-mêmes, qui regardent alors l’avenir avec grande espérance. La célébration est la pierre angulaire du processus et permet de montrer que la guérison du traumatisme a une dimension spirituelle car il aide à restaurer le sens que la vie est un cheminement riche en signification, qu’elle soit ou non conceptualisée dans un cadre religieux traditionnel.

* Les sessions permettent également de guérir les relations au sein des communautés. Quand les participants viennent de groupes sociaux différents, l’écoute des histoires des uns et des autres permet de dépasser sa perception négative de « l’autre ». Les personnes découvrent les pensées et les sentiments de l’autre différents des leurs et qui pourtant ont souffert. Alors l’expérience qui apporte la guérison individuelle permet aussi la compréhension mutuelle, la réconciliation et un sens aigu de la vie de la communauté.

L’atelier se focalise plutôt sur les émotions que sur les pensées. La raison en est simple. Le poison qui est à l’intérieur de nous ne vient pas de ce que nous pensons aux événements que nous avons vécus, mais plutôt à ce que nous ressentons.

Dans le passé, spécialement dans nos noviciats, il n’y avait pas de place pour les sentiments, tout était centré sur l’obéissance. Et donc des personnes ont enfoui pendant des années leur ressentiment parce qu’il n’y avait pas de place ni de permission pour parler des expériences traumatisantes. Dans notre contexte d’Afrique du Sud, nous entrons dans des ordres religieux qui ont leur origine dans des sociétés gangrenées par le racisme. Pas toujours, mais souvent les membres de race blanche disent que le problème de race n’en n’est pas un, mais ils sont contredits par les membres noirs de leur communauté. A cause de l’histoire de la discrimination et de l’oppression, les novices de couleur auront inévitablement à être en contact avec leurs formateurs, et avec ceux qui sont en autorité. Et à la lumière de leur propre expérience de vie cela peut avoir une influence sur leurs motivations et peut provoquer un comportement à côté de la plaque. Cette histoire de l’oppression peut être aussi un facteur à prendre en compte dans la pénurie de vocations religieuses en Afrique du Sud, en comparaison avec d’autres pays d’Afrique.

Ce sont particulièrement les idées de souvenir et d’oubli, la connaissance, le déni et la lutte pour le pardon, que nous aimons mettre en avant. En circulant à travers le monde, en écoutant les peines des hommes si souvent blessés, je me suis souvent demandé comment on peut ou non oublier ce qui nous est arrivé. Comment pouvons-nous ou devrions nous oublier le passé ?

Pendant longtemps, j’ai ruminé ces questions de souvenir et d’oubli. Si vous êtes musulman, juif ou chrétien, que vous pratiquiez le vendredi, le samedi ou le dimanche, vous appartenez tous à l’une de ces trois grandes religions qui font mémoire. Les Ecritures des Hébreux baignent dans l’histoire de l’Exode : de l’esclavage à la liberté. Quand le peuple juif ne se comportait pas bien ou se perdait moralement, les prophètes les menaçaient par leurs paroles, leur rappelant qu’ils avaient été des esclaves en Egypte. Rappelez-vous le Dieu qui marchait avec vous, qui vous parlait.

Et bien sûr, chaque jour à l’Eucharistie, les paroles de Jésus : « Prenez et mangez, ceci est mon Corps, ceci est mon sang, faites cela en mémoire de moi », sont prononcées. Bien sûr que sommes appelés à être des êtres de mémoire. A quelle sorte de mémoire nous invite les Ecritures ? Une mémoire de rédemption, une mémoire qui fait sortir le bien du mal, la vie de la mort. De l’esclavage à la liberté, et c’est aussi l’histoire de Jésus : la trahison, les souffrances, la crucifixion, la mort et la résurrection à une vie nouvelle. Il y a aussi une autre mémoire, une mémoire destructive, une mémoire qui alimente les conflits de générations en générations, une mémoire qui empoisonne tout. Les grands-parents enseignent à leurs petits-enfants comment haïr, ils leur racontent les histoires, en leur rappelant comment le poison est lié à leur mémoire. En référence à l’Afrique du Sud, imaginez un moment ce qui se serait passé si Nelson Mandela, sortant après 27 ans d’emprisonnement, avait dit : « Il est temps de leur faire payer » ! Nous aurions été des millions à mourir si sa mémoire avait été remplie de poison. Et au lieu de cela il a dit : « Jamais, au grand jamais, nous ne devons rendre aux autres ce qu’ils nous ont fait ». La question-clé est de savoir comment nous devons transformer notre mémoire de destruction en mémoire qui donne la vie. Cela est vrai pour les relations entre individus, communautés et nations.

Pour beaucoup de gens, le premier pas important sur ce chemin de guérison et la transformation totale de la personne, est de passer du savoir à la connaissance. Les individus, les familles, les communautés, les nations ont des secrets de famille tout le monde sait de quoi il s’agit, mais il y a une conspiration du silence. Il y a un savoir mais non pas connaissance. Dans nos relations intimes, tout le monde connaît le savoir de ces paroles : « Chéri(e), je suis désolé(e), j’ai eu tort, s’il te plaît, pardonne-moi ». « Bien sûr répond l’autre, mais pas maintenant, reviens demain, je suis encore trop en colère ». Quand j’ai tort, même partiellement, le début de la guérison commence quand je reconnais moi-même ma part de responsabilité. Chaque histoire a besoin de quelqu’un qui écoute.

Il y a peu de temps, j’étais en Suède, dans le nord du pays, pour rencontrer les Sami, le peuple nomade avec les rennes et qui ont leurs propres histoires de possessions et de dépossessions. Il y a eu une reconnaissance de la part de l’Eglise pour admettre ce qui avait été dommageable pour eux au cours des années. Oui, on m’a dit qu’il y avait eu reconnaissance, mais le peuple chrétien ne savait pas ce qui s’était vraiment passé. Les gens n’ont pas entendu les histoires et donc ne savaient pas quel mal avait été commis. C’est la même chose pour l’impact à long terme des guerres envers le juste et l’injuste, pas seulement envers les personnes tuées mais envers les familles, les générations suivantes.

Souvent la violence légitimée en conflit armé, et qui devient public mène à des exactions encore pires que ce qui peut se passer chez soi, parfois même en blessant l’autre ou en se blessant soi-même. La violence domestique, l’abus d’alcool, les blessures psychologiques sont partiellement des conséquences de la guerre. Si une guerre est populaire, les soldats reviennent du combat comme des héros. Si la guerre n’est pas populaire, les soldats sont considérés comme des méchants, ou vu comme des pions du gouvernement. En aucun cas, la société ne veut vraiment écouter ce que les soldats ont à dire.

Une part du travail de l’Institut est de créer des espaces de vie pour les soldats qui reviennent de la guerre. J’ai écouté la douleur de mères, de pères, dont les enfants sont revenus de la guerre avec un syndrome post-traumatique, et qui sont devenus des drogués, incapables de travailler de manière durable. A cause des avancées médicales, ceux qui sont blessés dans nos conflits actuels, vivent souvent le reste de leurs jours avec des douleurs physiques indescriptibles. Mais encore bien plus terrible la douleur et les peurs invisibles à l’œil nu.

Dans le contexte de l’Afrique du Sud, je me rappelle un jeune homme venu à l’atelier de guérison des souvenirs. Il avait combattu pour la liberté et avait de bonnes raisons d’être regardé comme un héros dans sa propre communauté. Il nous a dit qu’il ne voulait pas parler de l’héroïsme, mais plutôt de la honte qu’il éprouvait. Le stéréotype d’être un héros ne lui avait pas permis, dans sa complexité d’être humain vivant la contradiction et l’ambivalence d’être en même temps capable de lutter pour la justice, d’être un spectateur, de perpétrer la violence et d’être victime.

Dans nos églises, nos monastères, nos maisons religieuses, y a-t-il de la place pour écouter les histoires de ceux qui reviennent avec toutes les horreurs et les expériences qu’ils ont fait pendant la guerre ? Et même peut-être ne voulons-nous pas entendre les histoires de ceux qui représentent l’autre. En tant que peuple de croyants, osons-nous poser la question de savoir si notre propre nation et les choix que nous faisons, nous et nos dirigeants, n’ont pas contribué à exacerber l’extrémisme et la terreur. En tant que disciples du Christ, quel rôle avons-nous pour faire prendre conscience des causes du terrorisme ? Notre foi, l’histoire de Jésus lui-même nous invite à vivre notre vie en cherchant à faire triompher le bien du mal, à faire en sorte que la vie soit plus forte que la mort. En tant que disciples du Christ, comment devons-nous avancer entre les demandes de l’Evangile et celles de L’état ? En Afrique du Sud, le choix a été encore plus fort pour certains d’entre nous. L’Etat a fait appel à notre loyauté basée sur la couleur de notre peau, alors que l’enseignement de Jésus nous encourage à agir pour le bien commun de l’humanité. Prions ensemble pour que les dirigeants de nos différentes Eglises n’attendent pas 200 ans pour demander pardon aux personnes blessées par le mal causé par des membres de nos communautés chrétiennes.

Dans les conflits humains, il y a un « nous » et un « eux ». Un des éléments-clé de ce chemin de guérison est la rencontre de l’humanité de l’autre. Nous découvrons alors qu’au plus profond de tout, il y a seulement un « nous » et que nous partageons la même nature humaine et que chacun a sa part d’ombre. Face aux exactions des autres je suis confronté à ce que je serais capable de faire moi-même. Mais il y a la grâce de Dieu, alors !

La religion est de plus en plus un élément des conflits actuels. Jamais l’histoire de l’humanité n’a été si importante pour les dirigeants religieux, au niveau local et national pour entreprendre le dialogue interreligieux et pour encourager les fidèles, non pas à tolérer l’autre, mais à respecter qui n’a pas les mêmes traditions. Comme Jésus l’a dit, il y a des brebis qui ne sont pas de cette bergerie. Les médias occidentaux parlent constamment du danger du fondamentalisme islamique, mais on ne parle pas des dangers auxquels nous sommes confrontés, dangers venant des fondamentalismes juifs, chrétiens, bouddhistes.

Nous en tant qu’ordres religieux, nous avons un rôle à jouer pour la guérison des blessures de l’histoire au fur et à mesure que nous rencontrons les autres types de traditions monastiques ainsi que les différentes communautés de laïcs.

Permettez-moi d’en venir à ma propre histoire, pour être un peu plus dans le concret avec un point de vue personnel. Depuis plus de 20 ans j’ai pris part au combat pour la libération de l’Afrique du Sud, et suis devenu un des aumôniers du Congrès national Sud Africain. Comme vous pouvez vous rappeler, nous appartenons à une communauté qui en est venue à conclure que l’apartheid n’était pas seulement un crime contre l’humanité, mais aussi une hérésie, une doctrine erronée.

Revenons à avril 1990, après que Nelson Mandela ait été libéré de prison, à la veille des négociations, l’Etat apartheid m’a envoyé une lettre piégée cachée entre les pages de deux revues religieuses. Mes blessures consécutives à l’explosion m’ont enlevé mes deux mains, et un œil. Si je raconte l’histoire de cette nuit, c’est que j’ai quelque chose d’important à dire. Je ne veux pas parler de la douleur, mais bien plutôt dire que Dieu était avec moi, et que Marie, qui a vu son Fils crucifié, a compris ce qui m’est arrivé. Pendant quatorze années avant l’attentat, j’ai vécu dans les provinces d’Afrique du Sud, et j’ai parcouru le monde en essayant de mobiliser les gens pour qu’ils réalisent que l’apartheid était un choix ou une option qui menait à la mort, annihilant le message évangélique. Après l’attentat, j’ai reçu des messages de prière, d’amour et d’encouragement de partout. Ma propre histoire était reconnue et proposait un contenu moral.

Ceci m’a permis de faire le chemin de victime à survivant et de survivant à vainqueur. De passer « d’objet historique » à un participant actif aidant à donner corps au monde. Souvent quand je témoigne, je dis que je ne suis pas rempli de haine et que je ne cherche pas à me venger. Après avoir parlé, les gens me disent que je suis un exemple vivant de pardon, mais curieusement je n’emploie jamais ce mot.

Chez les croyants, nous sommes enclins à parler du pardon comme quelque chose de facile et à bon marché ! Mais la plupart des gens trouvent que le fait de pardonner est coûteux, difficile et douloureux. Quelquefois nous allons trop vite en besogne en disant aux gens qu’ils devraient pardonner, alors qu’ils crient leur douleur et voudraient être écoutés.

Comme personne n’a revendiqué l’attentat, je n’ai en fait personne à pardonner. Peut-être qu’à mon retour à Cape Town, quelqu’un viendra sonner à ma porte pour me dire : « Je suis celui qui a perpétré le geste, s’il vous plaît, pouvez-vous me pardonner ?  Je pense que j’aurais trois alternatives : oui, non, ou pas encore. Peut-être pourrais-je demander : "Excusez moi Monsieur, mais est ce que vous envoyez toujours ce genre de lettre ? » Et s’il répond : « Non, je travaille près de chez vous à l’hôpital voisin. Est-ce que vous pouvez me pardonner ? » – « Oui bien sûr, je vous pardonne. Je préfère vous voir travailler les cinquante années à venir dans un hôpital plutôt que de vous voir sous les barreaux. Je crois plus à la justice de la réhabilitation qu’à la justice de la punition ». Autour d’une tasse de thé, je pourrais dire à mon nouvel ami, « Je vous ai pardonné, mais je n’ai plus de mains, je n’ai plus qu’un œil et des oreilles endommagées. J’aimerais avoir quelqu’un qui soit à mes côtés pour le reste de ma vie ». Possibilité offerte, non comme une condition du pardon, mais comme réparation et restitution. La réparation et la restitution font partie du pardon.

Chers frères et sœurs, j’espère qu’en lisant et réfléchissant à ces quelques lignes, vous vous êtes posé la question si vous ou d’autres, n’avez pas à faire le point. Comment ai-je été formé(e) dans l’histoire de mon pays, et qu’est ce que nous devons faire de façon collective en tant que communauté chrétienne et en tant que citoyens ? Est-ce que j’ai besoin d’un espace pour laisser aller ce qui est poison en moi, pour ce que j’ai fait, pour ce qu’on m’a fait, pour ce que je n’ai pas su faire.

Nous savons tous l’histoire de l’apparition de Jésus ressuscité aux disciples avec et sans Thomas. Cette histoire nous montre bien que le Christ ressuscité ne faisait pas table rase du passé, qu’il était aussi le Christ crucifié mais ses blessures ne saignaient plus, elles étaient guéries. Cette histoire éclaire notre vocation à être des personnes qui guérissent.

Nous sommes appelés à reconnaître les blessures des autres, à ne pas être des personnes du Vendredi saint, en étant toujours crucifiés mais en étant des personnes de la Résurrection. Est-ce que j’ai besoin d’entreprendre un chemin de guérison pour ma propre liberté ? Ne cessons pas de proclamer la promesse de Dieu : il a promis de nous accompagner sur notre chemin. Nous recevons cette aide chaque fois que nous recevons son corps et son sang, nourriture pour notre route.

 

 

(1) La Société de la mission sacrée (SSM) est un ordre religieux anglican fondé en 1893 par le Père Herbert Kelly. Les membres de la société partagent une vie commune de prière et de fraternité dans une variété d'activités éducatives, communautaires et des activités pastorales en Angleterre, Australie, Japon, Lesotho, et l'Afrique du Sud. La devise de SSM est « Ad gloriam Dei voluntate eius » www.healingofmemories.co.za



Traduction : Sr Laurence