Quels chemins de guérison les communautés monastiques peuvent-elles offrir à leurs membres atteints par la maladie et les infirmités diverses ?
Dom Guerric Reitz-Sejotte, abbé de N.-D. de la Trappe (France).
Au premier abord, après quelques instants de réflexion, on peut se demander si les verbes guérir et sauver sont vraiment appropriés lorsqu’on veut évoquer les occupants d’une infirmerie monastique.
En effet, si vous avez l’occasion (sans doute rare excepté le personnel médical, réservée au visiteur canonique ou bien à un moine ou moniale de passage) de pénétrer dans l’infirmerie d’un monastère, au premier coup d’œil, sauf exception, vous constaterez que ses occupants ne seront certainement jamais guéris de leur maladie ni sauvés d’une mort somme toute relativement proche. Ils sont plutôt là, logés et pris en charge à l’infirmerie du monastère, justement parce que leur maladie ou la perspective d’une fin terrestre prochaine les y a conduits. Et comme tous leurs semblables sur cette terre, la maladie, les infirmités et l’avancement de l’âge les amèneront d’une manière certaine à la mort, plus ou moins rapidement.
Alors, faut-il supprimer l’utilisation de ces deux verbes guérir et sauver sur tout le périmètre consacré à l’infirmerie, dans nos monastères ? En fait, si les moines et les moniales, dans leur maladie, leur vieillesse et leur mort, continuent d’être solidaires de tous leurs semblables comme ils l’ont été par leurs caractéristiques d’hommes et de femmes, et essayé de l’être par leur prière et l’offrande de leur vie tout au long de leur existence, l’infirmerie est aussi le lieu où se poursuit la dynamique de leur vie monastique, qui est par excellence guérison et salut.
Aux premiers mots du Prologue de sa Règle, saint Benoît invite celui qui désire suivre le Seigneur dans la vie monastique à faire de son existence un retour vers Dieu par l’obéissance, qu’il prévoit être laborieuse. Lorsqu’il aborde le chapitre consacré aux frères et malades, il exhorte ceux-ci à modérer leurs exigences envers ceux qui les soignent, et donc d’une certaine manière à ne pas se relâcher dans ce labeur de l’obéissance qui caractérise leur vie. Entendons-nous bien sur ce concept d’obéissance : il est bien plus vaste que l’obéissance au Père Abbé ou l’obéissance mutuelle recommandée au chapitre 72 du « bon zèle ». Elle signifie cette attitude de fond de toute vie selon l’Évangile qui veut reproduire l’obéissance du Christ à son Père, être comme Lui, un « oui total » à la volonté du Père (Cf. 2 Co 1, 19). Lors de sa profession, le moine fait « une promesse concernant sa stabilité, sa pratique de la vie monastique et l’obéissance » (RB 58, 17) : il s’engage ainsi en fait à mobiliser toutes ses énergies, animées par la grâce, à se laisser guérir et sauver de son état de pécheur ; il sait qu’en vivant cela, il entraîne également ses semblables sur le même chemin, puisque nul n’est une île, mais solidaire de tous les hommes, créés par Dieu et sauvés par Lui.
Ainsi fondamentalement, la dynamique de vie du frère ou de la sœur qui devient habitant de l’infirmerie monastique ne diffère en rien de celle qui l’a fait vivre jusque là. Paradoxalement peut-être, alors que ses moyens humains vont se limitant de plus en plus cette dynamique va devenir en quelque sorte plus intense, plus dense. En effet, nous savons bien que pour vivre l’abandon, l’acceptation des réalités telles qu’elles sont, il faut d’une certaine manière que Dieu nous y oblige en nous mettant dans les conditions les plus favorables. Le Peuple élu, dans l’Ancien Testament, ne revient vers Dieu de tout son cœur (et en général pour un temps limité...) que lorsque l’épreuve dans laquelle l’ont mis ses égarements le réduit à une impasse, et que la conversion sincère soit le seul moyen pour lui de s’en dégager. La situation de dépendance relative ou plus importante qui conduit un frère ou une sœur à l’infirmerie joue ce rôle de mise en situation privilégiée d’abandon, de lâcher-prise, de conversion profonde du cœur, au sens large. Nous le constatons à chaque fois : le frère installé à l’infirmerie reste le même et pourtant il devient autre. Il vit véritablement une guérison et un salut, ne serait-ce qu’en acceptant ses nouvelles conditions de vie, sa dépendance plus ou moins grande pour pouvoir accomplir son quotidien si banal qu’il puisse paraître. Avoir besoin d’un autre qui vous prépare votre Office aux bonnes pages guérit de bien des indépendances farouches et sauve de la suffisance, s’il en est besoin ! La communauté monastique offre donc un cadre de vie privilégié qui sans laisser la personne être noyée par les limites qui deviennent les siennes, lui donne suffisamment d’aide pour qu’elle puisse continuer d’exister avec son être et agir propres, qui lui sont caractéristiques.
Ce n’est pas tout... La vie communautaire est un lieu par excellence où se vit de manière palpable la communion des saints. La guérison et le salut qui s’opèrent de façon particulière chez le frère malade ou infirme se diffusent sur son entourage. Des barrières tombent, la relation change et devient en quelque sorte plus « familière », délivrée d’un certain protocole et d’une certaine retenue qui sont nécessaires en communauté pour conserver la bonne distance de la vie fraternelle. Se trouvant dans une position différente en raison de ses dépendances, le frère se livre davantage, ceux qui l’entourent, et le frère chargé de l’infirmerie en premier, accueillent ce qui est dit, ce qui est vécu : la relation gagne en profondeur voire en intimité, tout en demeurant respectueuse du mystère personnel de chacun. Une complicité entre celui qui est soigné et ceux qui le soignent s’installe et grandit. Et là, on peut dire que c’est la relation fraternelle qui est profondément guérie et sauvée. Des frères qui avaient du mal à se sentir en communion se situent alors différemment et peuvent se rejoindre sur un autre plan. Des pardons explicites ou implicites sont donnés et reçus. La joie de la communion fraternelle vraiment vécue s’exprime sans grand éclat, mais dans de simples sourires et regards qui en disent long... Dans la relation qu’elle établit et qu’elle vit avec ses frères âgés ou souffrants, la communauté guérit et sauve sa communion fraternelle profonde. Tous les monastères peuvent rapporter des exemples de fins de vie qui ont été des moments de grande grâce d’unité communautaire et de grande profondeur spirituelle. Le Passage d’un seul vers la Vie est devenu une Pâque pour tous, un élan de résurrection que tous partagent et qui les construit au plus intime d’eux-mêmes comme un moment-clé de leur vie monastique. Echanger avec un frère qui se sait en fin de vie et qui attend le Seigneur dans la paix demeure un élément fondateur pour tous ceux qui ont vécu cette expérience.
On ne peut passer sous silence le cas de frères dont l’état de santé oblige à un placement dans un établissement spécialisé. Le lien communautaire demeure, tout en se manifestant concrètement d’une manière différente, la plupart du temps par des visites, du courrier, quelquefois un retour momentané au monastère pour une fête, un jubilé, etc. Pour la communauté, cette situation peut être difficile à assumer, il est nécessaire de se déculpabiliser, et de vivre la séparation. En fait, d’entrer dans une dynamique de foi qui nous dépasse...Cette même dynamique est encore plus nécessaire lorsqu’il faut accompagner, au monastère ou non, un frère perdant ses facultés psychiques. Il y a 25 ans environ, un monastère bénédictin avait écrit sur la notice nécrologique d’une de ses membres : « Les dernières années de sa vie ont été marquées par un mystère de défiguration, à présent il vit un mystère de Transfiguration ». Le frère atteint dans sa dignité humaine par la maladie donne à ses frères de guérir et sauver leur foi en l’obligeant à s’approfondir, il donne à leur regard intérieur de s’ouvrir au mystère du Salut qui restaure tout être humain dans la parfaite ressemblance divine.
En conclusion, on peut dire que les communautés monastiques, par la manière dont elles vivent le rapport à la maladie et à la vieillesse, la façon dont elles organisent la vie de leurs membres souffrant dans le cadre de l’infirmerie communautaire, leur permettent de continuer et en quelque sorte d’achever (bien que ce soit plutôt la tâche de Dieu lui-même...) le chemin de guérison et de salut qu’il ont décidé de parcourir en répondant à l’appel du Seigneur et en faisant profession monastique. Celui qui donne reçoit au centuple, selon la promesse du Seigneur, aussi les communautés monastiques, dans chacun de leurs membres, bénéficient de cette même grâce de salut et de guérison, qui leur vient de leurs frères et sœurs souffrants, pour parcourir l’étape du chemin qui est la leur à l’heure présente... « Portez les fardeaux les uns des autres et accomplissez ainsi la loi du Christ » (Ga 6, 2).