LeSauxL'expérience de Dieu dans les religions d'Extrême-Orient

par le P. Henri Le Saux - SwamiAbhishiktananda

 

Un texte déjà ancien, l’un des derniers écrit par le P. Le Saux. Texte fort, à redécouvrir.


Traiter de l'expérience de Dieu dans les mondes d'Extrême-Orient est simplement une gageure car, d'une part, qu'il s'agisse de Védanta, de Bouddhisme ou de Tao, ce qui frappe à première vue est que l'équivalent de ce qu'on appelle en Occident « l'expérience de Dieu » ne trouve précisément aucun besoin pour se définir de cette notion de « Dieu ». Certaines traditions la repoussent positivement, d'autres l'acceptent juste comme point de départ ou au mieux comme une aide sur le chemin. D'autre part, le sujet est trop vaste pour permettre à quiconque d'avoir une compétence réelle en la matière sinon d'ordre académique. Or, quand il s'agit d'expérience la compétence simplement académique ne mène pas loin. Cette remarque est d'autant plus importante qu'il est question ici du monde d'Orient, car celui-ci, au contraire du monde grec et méditerranéen, n'a point accepté le primat de l'eidos, du logos, de l'idée, mais a de tout temps été attiré immédiatement par l'être, la vie, l'expérience en soi. C'est pourquoi la communication notionnelle a toujours été considérée comme insuffisante pour la transmission du mystère intérieur. Cela n'a aucun sens d'étudier les Upanishads ou le Dhammapada uniquement pour savoir ce qu'ont bien pu penser les Rishis ou le Buddha. Toute étude des Ecritures hindoues ou bouddhiques qui ne vise pas à l'approfondissement spirituel est viciée par la base.

Dans la tradition hindoue en particulier, on ne parle de cette expérience que dans l'intimité « non duelle » de la relation « guru-disciple ». Le guru n'a le droit d'en révéler le secret qu'au disciple dûment préparé, le coeur pacifié, libre de tout désir sauf de l'unique désir de cette connaissance expérientielle de l'être, ayant foi totale en son guru. C'est cela même qui explique la répugnance de tant de vrais hindous pour ce qu'on appelle le dialogue inter-religieux, car ses conditions mêmes le réduisent le plus souvent au « plan académique », donc superficiel. Le secret de l'expérience religieuse upanishadique ne se découvre pas en causant ou en discutant, mais en s'asseyant humblement aux pieds d'un Maître et en l'écoutant attentivement, le coeur ouvert et plein de foi.

D'où la situation paradoxale de celui à qui on demande de traiter en public de cette expérience. Nul ne peut vraiment accepter d'en parler sinon celui qui en a juste une connaissance intellectuelle - et alors que transmet-il, sinon des mots ? « N'en revient qui revient qu'étant allé à mi-chemin. » Celui qui sait se tait, ou bien comme les Maîtres Zen, il se contente de lancer quelques paradoxes qui peut-être ouvriront l'esprit de celui qui écoute et lui feront découvrir le niveau de son être où seulement il est soi.


Approches du mystère intérieur

Lorsque l'homme accepte de pénétrer au-delà du phénomène, du conditionnement, du temps, du devenir - cela en soi, autour de moi, l'univers - il se sent emporté irrésistiblement jusqu'à une source inconnue, inexprimable de soi, de tout, jusqu'à un mystère plus intérieur que tout ce qu'il est capable de sentir, de penser, de connaître au-dedans comme au-dehors, de tout ce qu'il peut abstraire ou imaginer. C'est un au-delà qui déborde de toutes parts, qui enveloppe tout comme du dehors, qui du dedans est un appel irrésistible à plonger dans un abîme toujours plus profond, au centre le plus intérieur de soi, du monde, au point de départ comme d'arrivée de toute expérience humaine. C'est ici même que dans l'expression de cette expérience de profondeur, deux attitudes fondamentales, contrastantes, se rencontrent dans l'histoire spirituelle de l'humanité. On me permettra ici de simplifier, car dans la réalité il y a interférence fréquente de ces deux attitudes, cependant il est important de les saisir et de les reconnaître en leur poussée essentielle.


L'expérience prophétique

Il y a l'approche des religions dites prophétiques, on pourrait aussi bien dire « monothéistes ». L'homme se découvre alors en face d'un Autre, d'un Tout-Autre, tellement autre qu'il défie toute notion d'altérité que puisse se faire l'homme. La présence de cet Autre est écrasante, c'est pure Transcendance. C'est le Yahweh de la Bible, le Allah du Coran. De lui je dépends totalement. C'est lui qui m'a créé, lui seul qui me maintient dans l'être, lui seul qui peut combler ce nouvel abîme que mon péché a mis entre lui et moi. Dépendance totale et distance infinie. C'est sur la base d'une telle expérience de Dieu que se fonde la révélation reçue par Abraham, base de tout l'Ancien Testament. Cette distance entre l'homme et Dieu ne peut être comblée que par l'amour divin. Dieu fait alliance avec l'homme, avec un peuple qu'il met à part, et à qui il donne une loi et un culte comme signe précisément et garantie de cette alliance.

Aux temps évangéliques cependant - la plénitude des temps ce ne sera plus une simple alliance extérieure, une Loi, une Torah, la parole de Dieu à travers des intermédiaires. Mais cette Parole de Yahweh qui fit le monde, qui donna l'Alliance, qui parla par les Prophètes, devient elle-même chair, homme, membre du peuple élu. Cette distance infinie, ce gouffre qu'il y avait entre l'homme et Dieu est maintenant comblé. Dieu envoie sur terre son propre Fils, co-éternel, consubstantiel à lui-même, réunissant en sa nature théandrique le mystère de Dieu et le mystère de l'homme à la fois. Car il faut que l'abîme soit comblé : comme le dit saint Thomas d'Aquin au début de la Ia-IIae, l'homme ne peut être satisfait dans les aspirations les plus essentielles de sa nature que par la vision, que par l'atteinte de Dieu en soi.

Toute la tradition biblique et chrétienne de l'expérience de Dieu dépend de cette intuition du Dieu-Autre, d'un Dieu qui doit combler l'abîme entre lui et nous et qui, pour ce faire, nous appelle à soi, nous fait devenir ses propres enfants en son Fils unique, qui nous convie à une union avec lui sur le modèle même et en participation du mystère de sa vie intime, qui nous donne son Esprit, sa vie, son intériorité même. La distance est comblée, cependant la distance est toujours à combler. C'est l'épectase dont aimait à parler Grégoire de Nysse, et qui dure toute l'éternité de l'homme. L'homme de plus ici-bas est dans le temps et le devenir. Il est susceptible de monter, de descendre ; à chaque moment il court le risque de tomber. Il a toujours à crier vers Dieu : Kyrie eleison !


L'expérience de non-dualité

En face de cette expérience de Dieu-Autre, il y a l'expérience qui ne laisse même plus la possibilité de reconnaître ni de nommer cet Autre, pas même de s'en distinguer, tellement elle a été envahissante et a fait le vide dans l'être. On peut rappeler ici les mots de la Bible : « Dieu est un feu dévorant, nul ne peut le voir et vivre ». Et il ne s'agit pas ici d'abord de la vie de la chair, c'est sa pensée, son soi, lui-même, sa conscience d'être, le Je que l'homme pense et prononce tout au long de la journée qui a été brûlé et qui a comme disparu. Il ne s'agit plus seulement de dire : « Tu es tout, ô mon Dieu, je ne suis moi que néant. » Car tant que ce néant, ce supposé rien dit encore qu'il n'est rien, il se considère encore quelque chose par le fait même qu'il dit cela. Non, il n'y a plus place ici que pour le silence, non pas cependant le silence de quelqu'un qui aurait cessé de parler, mais le silence pur et absolu, car en réalité il n'y a plus personne pour parler. Ce serait absolument insuffisant sinon trompeur d'opposer les notions de transcendance et d'immanence. Il ne s'agit pas ici d'un Dieu qui serait simplement immanent, car à nouveau immanent à qui ? Au fond d'ailleurs immanence vraie et transcendance vraie vont de pair. La transcendance parfaite ne laisse rien subsister. Les termes si forts et si souvent répétés du second Isaïe Ego sum Dominus et non est alius (2) doivent s'entendre dans leur sens le plus absolu tel qu'il est confirmé par l'expérience upanishadique : sat (âtman, brahman) Ekam eva advitiyam (3). Dans cette expérience néantisante l'homme n'est plus capable de projeter qui ou quoi que ce soit en face de soi, de poser quelque part dans le Réel un autre pôle auquel il s'ordonnerait et qu'il appellerait Dieu. Parvenu en effet à ce centre le plus intérieur de soi, l'homme est tellement pris par le mystère qu'il est désormais hors de son pouvoir de prononcer ni un Toi ni un moi. Le mystère l'a tellement engouffré au sein de soi-même qu'il a comme disparu à ses propres yeux.

La proximité de ce mystère que la tradition prophétique nomme Dieu l'a brûlé trop totalement pour qu'il subsiste. Ce n'est point découvrir le mystère de Dieu, l'Absolu, comme intérieur ou immanent à soi. Le gouffre a disparu en cet engouffrement même. La Transcendance sentie à cette profondeur a vidé de soi celui qui la regardait. Le cri qui sortirait, si encore un cri était possible - ou bien ce cri qui sort au moment même de l'engouffrement -c'est : mais il n'y a pas de gouffre, il n'y a pas d'abîme, il n'y a pas de face à face, il n'y a que Ce-Celui qui Est et nul autre pour le nommer - advaita. Qui même prononce cela ? Celui qui le prononce ne peut s'identifier avec qui ou quoi que ce soit. C'est pur ASTI (est) pur AHAM ASMI (ego sum), selon l'intuition fulgurante de la Brihad-aranyaka Upanishad. Même Aham (je) est de trop, car dans le langage humain Aham postule un TVAM (tu). Mais ce pur AHAM n'est-ce pas Dieu ? ne manquera point de dire l'Occidental. Où est Dieu ? Qui est Dieu ? Quand nul n'est plus là pour le nommer. C'est le pur silence de la Déité innommable, impersonnifiable, découvert dans la perte de son propre soi au plus profond de l'abîme de son être.

De ce Mystère les Grands ont toujours refusé de disserter. Le Buddha refusait toute question à ce sujet. Sans doute commentateurs bouddhistes et védantins ont-ils discouru là-dessus de façon indéfinie, tant l'esprit a du mal à accepter de se taire. Cependant l'intuition fondamentale est silence, car dès qu'il cherche à préciser la réalité qu'a révélée cette expérience, l'homme retombe dans la sphère des phénomènes, des pensées, des idées, des signes ; et nul signe ne peut pénétrer là. Les vrais gurus cherchent d'abord à faire réaliser le grand silence dans l'esprit de leurs disciples : ils leur font toucher du doigt, d'un côté, l'impermanence de tout ce qui se meut au monde du devenir et, de l'autre, la réalité indestructible du JE, de leur Soi le plus profond. Alors ils leur révèlent les grandes sentences des Upanishads. C'est tout : l'étincelle a fait briller une nouvelle lampe. C'est l'éveil.

L'expérience du Mystère en soi transcende le niveau que l'Inde appelle des devas. Les devas, dii, ce sont les manifestations diverses de ce mystère, c'est-à-dire insaisissable, impénétrable pour la pensée : les forces divines à l'œuvre dans le cosmos, les puissances aussi bien ou facultés du monde psychophysiologique, au sommet c'est le deva deva, la manifestation originelle de ce Mystère. On l'appellera Brahma (Brahman personnifié), Ishvarā le Seigneur, le Purusha, et aussi des noms divers que transmettent les traditions de bhakti (dévotion, amour dévotionnel). Mais pour celui qui a été marqué par la grande expérience, ce Brahma, cet Ishvara sont perçus comme étant la transparence au monde du phénomène de l'Absolu, du Divin en soi. Bien entendu la pensée de l'homme ne pourra s'empêcher de personnifier ce Mystère, de projeter sur lui ses propres catégories afin de pouvoir « vivre avec lui ». L'Advaïtin lui aussi usera librement de ce mode d'expression dans le langage courant. Cependant, au fond de son être, il y a une soif inextinguible, le goût de vérité qu'a laissé en lui l'expérience de cet Absolu ne lui permet plus d'identifier à cette Vérité en soi l'une quelconque de ses manifestations. Pour lui c'est la lilā merveilleuse, chatoyante du Seigneur qui se joue à travers les mondes.

Sans doute cette expérience d'advaita n'est-elle, du moins en ce point ultime, le fait que d'un petit nombre d'hommes d'élite. Le cas plus connu en notre siècle est celui de Sri Ramana Maharshi de Tiruvannamalai. Il serait faux cependant de s'imaginer qu'elle n'existe que dans le cas de Maîtres connus du public. Elle vide tellement l'homme de soi-même que, sauf circonstances déterminantes -disons : appel puissant de l'Esprit - ceux qui l'ont éprouvée ne cherchent guère à se montrer ni à parler en public. Il est certain, de plus, qu'elle mène l'homme dans des régions à air si raréfié de la vie mentale et spirituelle que la plupart ont peur. Pourtant elle existe sous-jacente chez beaucoup. Vécue dans son appel total par les grands Rishis de jadis, elle a marqué les Ecritures, le culte, la pensée et toute la culture de l'Inde. Même un Ramanudja, le type du philosophe-théologien qui veut sauvegarder à tout prix dans l'expérience définitive une sorte de face à face encore de vision et de jouissance mutuelle de Dieu et de ses élus, se défend de toucher à l'intuition fondamentale de l'advaita et, dans son langage symbolique, il dira que les créatures sont le corps cosmique du Seigneur.

 


Les chemins de l'expérience


Les voies d'approche de cette expérience sont le plus souvent classifiées dans l'Inde sous trois titres principaux : karma, bhakti, jnanā.


La voie de Karma

Karman signifie étymologiquement : acte. Le sens primitif est l'acte cultuel, l'acte sur le plan religieux. Comme dans la Torah juive la vie entière du brahmane est prise dans le sillage de l'acte liturgique, car rien dans la vie n'échappe à l'Omniprésence divine. Le domaine profane n'existe pas, tout participe au sacré. Cette voie spirituelle est probablement la plus ancienne qui se laisse reconnaître dans l'Inde. Son âge d'or fut la période dite des Brahmanas qui suivit immédiatement l'ère proprement védique et amena la réaction upanishadique.

Tout dépend, en ce monde et en l'autre, de la réalisation parfaite du culte et de l'observance exacte des shâstras (lois). La vie mystique y est rarement décelable : c'est le primat du signe « sacramentel ».

De ce karma rituel doit se rapprocher le karma de pratiques yoguiques et de l'ascèse, réactions elles aussi contre le primat du culte et la suprématie de la caste sacerdotale. On ne se contente plus de la foi aux symboles rituels, on veut expérimenter le « divin », vivre des états d'extase. On ne peut nier que la pratique intensive du Yoga conduit souvent à de telles expériences, mais on ne peut contester non plus qu'ici encore on demeure sur le plan du phénomène et qu'on reste fort loin encore de l'expérience très pure d'advaita décrite dans les Upanishads et rappelée plus haut. Il y a aussi une version moderne de la karma-mārga qui s'enracine sans aucun doute dans la tradition de l'Inde - la Bhagavad-Gitā par exemple -, mais qui doit beaucoup semble-t-il aussi à l'impact de l'Evangile sur l'âme hindoue. C'est l'acte en forme de service : sava, le karma considéré comme le service de la communauté humaine. Il suffit de mentionner Mahtma Gandhi et son grand disciple Vinoba Bhava. Il est hors de doute qu'un tel karma est éminemment libération. Plus que tout acte rituel et même que toute pratique trop définie d'ascèse il sort en vérité l'homme de soi-même et de son repliement instinctif sur soi-même rendant ainsi l'homme libre et totalement docile à l'inspiration de l'Esprit.


La voie de bhakti

Bhakti signifie foi, piété, dévotion. C'est la voie spirituelle indienne qui se rapproche le plus de la tradition spirituelle chrétienne. Le bahkta s'attache à une personnification de l'Absolu, tel Shiva, à un avatara (ou descente divine) tel Rama et Krishna, à la divine Shakti. Il sert son Dieu d'une pensée et d'un vouloir totalement unifié : méditation, culte, chant, sat-sang ou compagnie des saints, service des consacrés au Seigneur. Comme l'enseigne la Bhagavad-Gitā en particulier, il n'est rien dans la vie du fidèle qui ne soit ordonné consciemment à Dieu et inspiré par son amour.

La méditation du bhakta hindou sera beaucoup moins cependant une réflexion sur les attributs de son Dieu (lshta devata) qu'un regard de plus en plus simplifié fixé sur lui, un regard où le « regardant » disparaît progressivement dans le « regardé ». A la dévotion de son bhakta, le Seigneur-Bhagavān répond par son propre amour. Il comble le gouffre par sa grâce et finalement s'identifie son fidèle.

Il existe des formes extrêmement diversifiées de bhakti des plus épurées aux plus émotionnelles. Prapatti ou abandon total est de toute manière le point le plus haut de bhakti, ce qui lui donne sa valeur et son efficacité suprême.

Il ne faudrait pas s'imaginer en tout cas que les voies de bhakti et de karman soient en soi des voies d'ordre inférieur. Chacun a reçu de Dieu son tempérament et sa grâce particulière qui déterminent le chemin qu'il aura à suivre en ce monde. Quand les chemins de bhakti et karman sont suivis en perfection, ils ne sont certes pas moins libérateurs que celui de Jnāna, car leurs exigences ne sont pas moindres. Il suffit de se référer aux classiques Bhakti-sûtras de Narada pour se rendre compte que la voie de bhakti contient sous une forme enveloppée tout l'essentiel de Jnāna.


La voie de Jnāna

La voie de Jnāna est celle qui vise directement au « Mystère » sans se préoccuper de ses signes ou expressions culturels mythiques, conceptuels, historiques. Jnāna est la voie royale aristocratique si l'on veut ; ce n'est pourtant pas une voie ésotérique. Elle se glisse vivifiante à travers toutes les mârgas (voies). C'est par excellence la voie du moine, comme il sera rappelé ci-après. Elle ne s'intéresse aucunement aux devas, ces personnifications du Mystère de la puissance divine décelables à travers le monde du phénomène, dont le service et l'amour le conduiraient jusque dans ces cieux où ils demeurent (svarga). Elle ne s'intéresse pas davantage aux pratiques - rituelles ou ascétiques - mais vise directement à l'intuition libératrice.

Le terme Jnāna signifie : sagesse, connaissance, trop souvent et à tort on interprète la voie de Jnāna comme une voie de spéculation ou d'abstraction et on la rapproche indûment de ces gnoses diverses qui marquèrent la fin de l'hellénisme et les débuts du christianisme. Jnāna ne se découvre pas en conclusion de réflexions laborieuses, elle n'a rien à voir non plus avec des formulations, qui transmises rituellement provoqueraient l'illumination intérieure comme par magie, car tout cela demeure dans l'ordre du signe. Jnāna est pourtant une connaissance secrète, un mysterium fidei que l'homme ne peut atteindre qu'en s'élevant à un niveau supérieur de sa conscience. C'est une connaissance qui prend tout l'être et la renouvelle jusqu'en ses racines elles-mêmes.

La voie de Jnāna refuse tous les signes, celui aussi bien d'un Dieu personnifié. Si utile soit-il au point d'envolée dans la vie spirituelle il devient lui-même un obstacle dès que le fidèle s'attache à l'image de son Dieu et, ce faisant, nécessairement se recentre sur soi.

 La voie de Jnāna est essentiellement voie de dhyana : de la méditation de silence. Son but est de centrer la conscience sur soi-même, de ne pas la laisser se disperser dans le monde de l'image et de la pensée abstraite, de la ramener incessamment au présent même de l'instant et à la source même de toutes les activités de l'esprit. Il s'agit de s'éveiller à soi-même, hors tout conditionnement.

Ce point central de soi ne peut être découvert que par soi-même. Même les Ecritures, même le guru ne peuvent qu'indiquer le chemin, au mieux entrouvrir la porte du sanctuaire. Nul autre que soi ne peut pénétrer chez soi. C'est pour cela que la réalisation suprême, brahmavidya, ne peut à proprement parler être atteinte. Elle est là, dès les origines, elle est le fond même de l'être. Jnāna est un simple éveil, une illumination dont rien ne peut être dit, sinon ASTI : c'est ! On ouvre les yeux et on voit le soleil qui brille là-haut. L'état de jnāna est un état de simplicité et de transparence totale. C'est l'état non né : sahaja, inné de soi. C'est l'état naturel de l'homme, et sa vérité profonde. C'est soi-même dans la cognitio matutina d'Augustin.

La voie de Jnāna à proprement parler n'est même pas une voie au sens de Karma ou de Bhakti puisque, en réalité, il n'y a rien à atteindre ni à recevoir. Il s'agit au mieux d'une préparation à cet éveil. Le réveil sans doute peut être aidé et provoqué par un coup, un bruit par exemple. Cependant ce n'est pas le coup ni le bruit qui produit cette merveilleuse aperception de soi dans son environnement cosmique qu'est la conscience de l'état de veille.

L'homme est dans le temps et dans le monde. Ses sens sont ouverts sur le dehors et il ne se développe mentalement qu'à partir des impressions successives reçues par ses sens. Il n'atteint à soi qu'en milieu d'univers et en société humaine. Et cependant l'homme est une intériorité, un en-soi. C'est cette intériorité même qui lui donne son identité et lui permet d'assimiler les données du dehors.

L'homme depuis le premier éveil de sa conscience au sein de l'Univers est à la recherche de soi. Il se cherche dans les mythes culturels et religieux, dans les sciences physiques et humaines. Mais il se devine constamment au-delà de ce que sa propre réflexion aussi bien que les techniques psychologiques les plus avancées lui découvrent de soi. Neti, neti, comme proclame l'Upanishad (Non, pas ceci, pas cela.) Un gouffre pour ainsi dire le sépare de soi. L'homme le plus souvent se contente des mythes et formulaires dits religieux pour vivre au niveau de sa pensée et de son affectivité cet « au-delà » - qu'alors il appelle Dieu - cette Déité qu'il projette au-delà de soi comme pour se libérer de cet Absolu qui l'étouffe et le vide ; tout le domaine des Devas et de la religion. Le moment vient cependant dans l'histoire de l'humanité - et de plus en plus dans l'histoire de l'homme individuel - où l'homme est bien obligé d'admettre que rien de ce qu'il pense, sent ou éprouve n'est réellement soi, n'est réellement Dieu, n'est cet Absolu. En effet tant qu'il y a encore un soi à la recherche de soi, on ne s'est pas encore trouvé, ou plutôt quand on a découvert cela, alors on s'est par le fait même découvert, réalisé, au-delà de toutes les manifestations changeantes et successives de soi.

Si l'homme est dans le temps, il est aussi bien au-delà du temps. Le moi que je prononce à soixante ans n'est en rien différent du moi que je prononçais quand j'avais dix ans. Quand l'homme se recueille en soi et cherche à découvrir l'origine de ce Je, le moment de son éveil à ce Je, aussi lointainement qu'il remonte en sa mémoire, il y a ce Je qui est là, base de tout, source dont tout s'écoule mais elle-même insaisissable.

La méditation védantine vise précisément à découvrir ce point central de l'être, cet « immobile », cet acala qui défie tout devenir et reste intouché par aucun conditionnement que ce soit.

L'homme dans sa conscience phénoménale se découvre incessamment pensant et agissant. Les rishis des Upanishads appellent l'homme à se découvrir simplement étant, à réaliser cette conscience d'être absolument pure, ce point infinitésimal qui est à l'origine de toute conscience, de toute pensée, transcendant en même temps à toute pensée particulière et au temps où elle se meut. Hors de tout conditionnement du temps et de la pensée, est le Réel, Sat, le Soi. Ici seulement l'homme s'atteint en sa vérité la plus intérieure, il se réalise dans l'absolu de sa personne.

Qu'en est-il alors de Dieu ? Mais précisément c'est ici l'expérience de Dieu la plus pure au-delà de toute notion de Dieu. Jusque-là Dieu était une notion, une « projection ». On ne le connaissait que dans l'idée qu'on avait de lui, même si l'amour dans son élan irrésistible dépassait les limites de la pensée et s'élançait vers lui à la façon d'une roquette pointée vers les espaces. Ici on est au-delà de l'eidos, de la notion. L'Absolu lui-même a été touché dans cette expérience de l'absolu du Soi, du Je, de la conscience pure. Mais dans cette expérience même tout a été brûlé de Dieu et de soi. L'ombre a fait place à la Vérité ; on réalise enfin ce culte en esprit et en vérité dont Jésus vint sur terre rappeler le primat. S'éveillant à soi, l'homme s'est éveillé à Dieu. S'éveillant à Dieu, il s'est éveillé à soi, au-delà de Dieu et de soi, pourrait-on dire, dans ce silence éternel que le chrétien appelle le Mystère du Père, là où l'Esprit conduit, cet Esprit que le Verbe de Dieu devenu homme est venu répandre sur terre.

 


Aperçus finals


Telle est cette expérience du Mystère divin qui est à la base de l'expérience religieuse de l'Orient. Elle est certainement autre que l'expérience des religions prophétiques, mais n'est pas moins authentique. Que la révélation chrétienne ait pris place dans le cadre d'une religion prophétique, le judaïsme, c'est un fait d'histoire et certainement un dessein de la Providence. Cependant le christianisme ne peut prétendre à l'universalité qu'il dit inhérente à son mystère tant qu'il n'a pas reconnu et intégré cette expérience spirituelle de l'Orient. D'ailleurs le mystère de Jésus déborde tout autant l'expérience dite prophétique que l'expérience dite védantine. Mais ce n'est pas le lieu d'étudier cette nécessaire osmose.

Il vaudrait la peine maintenant d'étudier les moyens que met en œuvre la tradition spirituelle védantine pour aboutir à cet Eveil. Il n'en sera cependant dit ici que quelques mots brefs, le sujet ressortissant à d'autres Essais de ce Congrès, particulièrement ceux qui traitent de l'intégration dans le monachisme chrétien d'Orient des méthodes ascétiques et mystiques des monachismes hindou et bouddhique.

Il fut fait allusion ci-dessus à ces pratiques yoguiques qui visent à provoquer des expériences métapsychiques. Il y a par contre un Yoga, le Rājā-Yoga qui vise exclusivement à préparer cet éveil à la conscience pure de soi. Ce sont avant tout des exercices de concentration mentale progressive, dhāranā, avec comme éléments préliminaires le contrôle du souffle, prānāyāma et la stabilité dans la posture āsana.

Des méthodes extrêmement pratiques de concentration ont été élaborées dans le bouddhisme. Il s'agit notamment du Satipathana et du Zazen. Cependant on ne peut oublier que ces méthodes de concentration ne commencent à se faire jour que dans des Upanishads relativement tardives. Au niveau des grandes Upanishads primitives, il semble que le coeur et l'intelligence du disciple soient tellement libres et ouverts qu'une fois la parole de vérité énoncée par le Maître, l'Eveil suit spontanément dans l'âme de celui qui écoute.

Dans la tradition monastique centrale de l'Inde, la voie de Jnāna est manifestement privilégiée. Il suffit de se reporter à ces textes fondamentaux que sont les Samnyāsoupanishads. Il y a sans doute des moines d'appartenance sectaire adonnés aux pratiques de Bhakti, même des moines ritualistes, sans même parler de ceux qui ont choisi la vie de seva-karma (service d'autrui). Cela témoigne simplement une fois de plus de la prodigieuse variété de la tradition spirituelle vivante de l'Inde. Il semble normal, en tout cas, que les moines chrétiens de l'Inde se laissent conduire par l'Esprit vers le complet dépouillement de la voie de Jnāna qui correspond si bien à leur vocation et prépare le plein épanouissement de tout ce qui est contenu dans leur appel. A eux d'ailleurs plus qu'à quiconque dans la tradition chrétienne revient d'intégrer aux richesses spirituelles des fidèles du Christ, cette richesse merveilleuse de l'expérience de Jnāna hors de laquelle le resplendissement de l'Eglise ne saurait être plénier.

 


(1) Publié dans les Actes du Congrès de Bangalore, 1973 et aussi dans les yeux de lumière, écrits spirituels, présentés par André Gozier et Joseph Lemarié - Centurion, 1979, p. 23-37.
(2) « Je suis Dieu et il n'y en a pas d'autre. »
(3) Est : Être ; Atman, le Soi, le principe le plus intime de l'homme, le Soi suprême, Brahman le principe suprême de tout, l'Absolu. Ekam eva advitiyam unique et sans second.