Avant de guérir et sauver, il faut rencontrer la personne concernée
Xavier le Pichon, chercheur, professeur honoraire au Collège de France et membre de la communauté de l'Arche
Xavier le Pichon nous aide à entrer avec respect dans le mystère de la personne blessée, pour que se vive une vraie rencontre, premier pas sur un chemin de guérison.
Avant la guérison, avant le salut, il y a la rencontre. Car il s’agit d’abord de la guérison d’un homme, d’une femme, du salut d’un homme, d’une femme. Et pour que guérison et ou salut puissent avoir lieu, il faut qu’il y ait eu rencontre. C’est ce mystère de la rencontre de la personne souffrante, blessée dans lequel je voudrais essayer de pénétrer avec vous, en sachant qu’il ne peut vraiment s’éclairer que par une expérience personnelle. C’est dans la mesure où nous avons personnellement vécu cette rencontre que nous pouvons un peu vivre de ce mystère.
Luc, le médecin bien-aimé
Je voudrais pour cela commencer par évoquer la figure de Luc, l’évangéliste de la miséricorde, celui que Paul appelait le médecin bien aimé. Il me semble que Luc a fait avec Jésus souffrant et blessé cette rencontre intérieure qui a bouleversé sa vie et a définitivement changé son regard. Luc n’est-il pas le seul évangéliste qui rapporte que durant l’agonie de Jésus, « sa sueur devint comme des caillots de sang qui tombaient jusqu’à terre » ? Cette note n’est-elle pas le reflet de son expérience de la rencontre avec Jésus comme le pauvre, le serviteur souffrant, « celui qui n’a plus figure humaine », « objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu’un devant qui on se voile la face » ? Il me semble que seule cette rencontre intérieure peut expliquer qu’il soit devenu l’évangéliste de la miséricorde, l’ami des pauvres et des souffrants, celui qui aime illustrer la profondeur de la miséricorde de Dieu, l’évangéliste du Bon Samaritain, de l’Enfant Prodigue, de Lazare et du Riche, du Bon Larron. C’est cette rencontre avec Jésus souffrant qui a dû le transformer, qui a dû éclairer toute sa vie et tout son ministère. Tout son évangile peut s’éclairer d’une nouvelle manière si nous acceptons avec lui de le méditer à la lumière de cette rencontre avec Jésus en agonie. Demandons à Luc de nous aider à pénétrer dans le mystère de cette rencontre avec l’homme blessé, souffrant, celui que désignait Pilate à la foule : « Voici l’homme », l’homme voilé par son masque de souffrance et dont la dignité est comme révélée par le dépouillement de tout ce qui cachait sa véritable ressemblance avec le Dieu de miséricorde.
La rencontre avec l’homme souffrant est aussi vieille que l’homme
J’illustrerai cette affirmation en donnant des exemples de comportements humains dans les sociétés préhistoriques. L’exemple le plus extraordinaire que je connaisse est celui rapporté par Ralph Solecki dans son livre publié en 1971 « Shanidar : The First Flower People ». Solecki rapportait la découverte qu’il fit dans les années 50 d’une série de tombes de Néanderthaliens datant d’une centaine de milliers d’années dans la caverne de Shanidar dans le Zagros irakien. Ces Néanderthaliens avaient été enterrés sous des lits de fleurs, expliquant ainsi le titre choisi par Solecki pour son livre. L’un de ces squelettes, Shanidar 1, était celui d’un homme d’une quarantaine d’années qui était si profondément handicapé qu’il n’aurait pas pu vivre sans le support du groupe auquel il appartenait. Solecki affirmait : « Cet homme manchot, borgne et estropié n’avait aucune possibilité de contribuer à acquérir sa propre nourriture par la chasse ou la cueillette. Qu’il ait survécu durant des années est un témoignage de la compassion et de l’humanité des Néanderthaliens ». A l’époque, la plupart des spécialistes mirent en doute ses conclusions. Des hommes préhistoriques, et qui plus est des Néanderthaliens, ne pouvaient faire preuve d’un tel comportement ! Et pourtant depuis, les découvertes ultérieures ont confirmé que Shanidar 1 n’était pas une exception et que les Néanderthaliens nourrissaient les membres de leur communauté trop handicapés pour contribuer à la recherche de leur propre nourriture et en prenaient soin de manière générale. Le scepticisme des spécialistes me semble démontrer comme il est difficile d’accepter ce qui apparaît être une contradiction avec la théorie de l’évolution de Darwin. Pour survivre, il avait fallu que l’homme de Shanidar soit complètement pris en charge par sa communauté. Et quelle était sa communauté ? Elle ne devait pas comprendre plus de quinze à vingt personnes vivant de la chasse et de la cueillette sans campement permanent. Chaque jour, il fallait se déplacer pour trouver de nouvelles ressources. Nous avons du mal à imaginer les efforts déployés durant ces nombreuses années pour transporter cette personne de camp en camp, pour la nourrir, et simplement pour lui permettre de survivre. Pourquoi ce petit groupe prit-il la décision qui nous apparaît complètement folle de complètement réorganiser leur vie autour de ce proche profondément handicapé pour qu’il puisse survivre ? Que recevaient-ils en échange pour continuer à le faire pendant des années ? Pourquoi décidèrent-ils de l’enterrer ? Enterrer une personne était la marque d’un respect très particulier.
L’homme de Shanidar nous montre que l’expérience de l’accueil d’une personne souffrante est au cœur de notre identité d’humain depuis notre toute première origine. De fait je pense que c’est dans cet accueil que nous nous faisons l’un à l’autre le don de notre humanité. Notre humanité est une potentialité que nous devons découvrir pour la faire grandir et cette découverte ne peut se faire qu’au cours de ces expériences de rencontre avec la personne souffrante. Et c’est ce don mutuel qui est à la fois le fruit et la récompense de la rencontre.
La rencontre avec la personne souffrante
Le mystère de cette rencontre est donc au cœur de notre humanité. Il est essentiel d’y apporter toute notre attention. J’aimerais commencer par quelques réflexions qui m’ont beaucoup touché, telles qu’elles sont rapportées dans le traité du Chabbat du Talmud Babli, traité rassemblé il y a maintenant près de seize siècles. C’est un chercheur juif, Claude Birman, qui me les a fait découvrir lors d’un colloque au Collège de France.
« Rabah b. Bar Hana a dit : "Lorsque j’accompagnais R. Eliézer dans ses visites aux malades, je l’entendais leur dire en hébreu : 'Que l’Omniprésent se souvienne de toi pour t’apporter la paix' ; d’autres fois il disait en araméen 'Que le Miséricordieux se souvienne de toi pour t’apporter la paix'. Comment pouvait-il dire ces derniers mots. R. Juda n’a-t-il pas dit qu’on ne doit jamais demander à Dieu ce dont on a besoin en araméen ? Et R. Johanan dit lui aussi que quiconque demande ce dont il a besoin en araméen ne sera pas pris en considération par les anges officiants, car ils ne comprennent pas cette langue. Cependant si l’on s’adresse à un malade, c’est différent ; la Chékhina est avec lui." » La Chékhina, cette présence divine sur la terre, est avec le souffrant. Et la Chékhina comprend le langage du souffrant quel qu’il soit ; celui-ci peut donc être exaucé. Mais comment savons-nous que la Chékhina soutient le malade poursuit alors R. Anan ? « Parce qu’il est dit : "L’Eternel, au-dessus de son lit de douleur, le soutient" (Ps 41 ,4). » Nous avons aussi une baraïtha (adage talmudique) qui dit : « Celui qui vient en visite chez un malade ne doit s’asseoir ni au bord de son lit ni sur une chaise ; il doit se couvrir entièrement et s’asseoir devant lui, parce que la Chekhina est au-dessus de la tête du malade : L’Eternel ; au-dessus de son lit de douleur, le soutient ». Ce texte témoigne de la conscience qu’avaient les Juifs de Babylone de la transcendance présente dans la rencontre avec une personne souffrante. La visite devient trinitaire. Il y a d’abord la présence de Dieu, au-dessus du lit du malade, qui le soutient ; puis il y a le malade dont Dieu comprend le langage de demande ; et puis enfin il y a le visiteur qui doit marquer son respect en se couvrant complètement, comme on se couvre devant Dieu, et en s’asseyant par terre, au pied du malade. Véritable liturgie de la visite qui nous fait prendre conscience que cette rencontre est un mystère dans lequel on ne peut entrer qu’avec un profond respect et que celui qui nous introduit dans le mystère est le malade, la personne souffrante. Il faut que le visiteur s’efface devant le malade pour lui laisser toute la place.
On peut dire que cette visite ne peut être vécue en vérité que s’il y a une véritable conversion du regard. Il faut que sous le masque de la souffrance, le visiteur découvre la beauté de cette créature de Dieu, faite à son image. Bien sûr, tout homme, toute femme est à l’image de Dieu. Mais chez la personne souffrante, la souffrance en quelque sorte enlève tout ce qui pouvait cacher cette image de Dieu. Comme Jésus, présenté par Pilate à la foule dans sa nudité d’homme souffrant, est plus que jamais « l’homme », « Ecce homo », image de Dieu, présence de Dieu parmi nous, Chekhina. Il faut pour que cette rencontre ait lieu que nous découvrions cet homme à l’image de Dieu, découverte qui ne peut se faire que lorsque la peur a disparu. La visite alors s’inscrit dans la durée et mène à l’alliance. Elle nous invite à demeurer avec celui que l’on visite.
Communion et liberté
Mais comment laisser la place à celui que l’on rencontre ? Comment éviter de lui imposer notre présence, nos idées, nos schémas sur ce que doit être cette rencontre ? « Les pauvres sont nos maîtres » disait saint Vincent de Paul. Comment se laisser éduquer par eux ? Comment accueillir ce qu’ils ont à nous apprendre sur eux, sur nous-mêmes ? Comment respecter les rythmes, les limites, les craintes de celui que nous rencontrons ? Il faut que cette rencontre soit un espace de liberté pour pouvoir devenir un moment de communion.
Le Dr John Thompson, un psychiatre qui avait beaucoup influencé le Père Thomas Philippe, co-fondateur de l’Arche avec Jean Vanier, disait qu’il nous fallait lutter pour établir des anti-camps de concentration. Ayant eu à examiner les rescapées du camp de Bergen-Belsen, il y avait découvert l’horreur du mal absolu, et cette découverte l’avait définitivement marqué. Pour lui, le camp de concentration, c’était l’anti-communion, le mal absolu. Le seul remède efficace à la souffrance et au mal, c’est la communion. Et pour lui, la religion catholique est celle de la communion. C’est pour cela qu’il s’y était converti. Désormais il voulait consacrer sa vie à se battre contre tout ce qui tend à recréer des camps de concentration, ségrégation, absence de liberté, contraintes de toutes sortes, tout ce qui en un mot s’oppose à la communion.
Nous touchons là au plus profond du mystère de cette rencontre trinitaire, telle que l’évoque Rabbi Anan. Pour qu’il y ait communion dans laquelle s’effectue l’alliance, il faut qu’il y ait liberté. C’est alors seulement que la rencontre peut devenir ce cœur à cœur dont aimait parler le Père Thomas Philippe. Car c’est dans le cœur que se vit le mystère de la communion par le don mutuel. Mais comment avoir accès à cet espace de liberté de la personne souffrante ? D’ailleurs certains ne doutent-ils pas de l’existence de cette liberté chez les plus atteints, les plus souffrants ? De fait, on ne peut pénétrer dans cet espace de liberté, aussi réduit soit-il, que par l’amour. Pour découvrir ce monde mystérieux, si caché, dans un clair-obscur que seul peut illuminer l’Esprit Saint, il faut beaucoup de temps, beaucoup d’amour pour nous donner les intuitions nécessaires, apprendre quand il faut parler et surtout quand il faut se taire. Nous pouvons alors découvrir que la qualité de la liberté ne dépend pas de la grandeur de l’espace dans laquelle elle se meut. Les plus pauvres et les plus blessés peuvent avoir une liberté d’une qualité étonnante. Mais elle est malheureusement très fragile et il est si facile de l’écraser.
Le P. Thomas Philippe pensait que cette liberté s’ancrait au plus profond de notre cœur, au niveau théologal où se développent la foi, l’espérance et la charité. A ce niveau, pensait-il, la liberté est présente chez tous, même chez ceux qui ne bénéficient pas d’un niveau moral et d’un niveau rationnel pleinement développés. Elle est présente chez les tout petits comme chez les agonisants avec qui ce mystère de la rencontre est particulièrement important. Il pensait plus profondément que pour découvrir le Mystère de l’Église de Jésus il fallait comprendre que Jésus l’avait instituée en pensant d’abord aux plus petits et aux plus pauvres et à ceux qui accepteraient de se mettre à leur école. Tout dans son Église a été institué par Jésus en vue des pauvres et d’abord les sacrements, ces signes très humbles, très pauvres destinés à les faire entrer dans le mystère de la rencontre avec Lui pour découvrir son Père et l’Esprit d’Amour.
« Et moi, une fois élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi » nous dit Jésus dans l’évangile de Saint Jean. La croix, ce grand signe de réconciliation est la révélation toute spéciale de l’alliance entre Dieu et l’homme souffrant. Elle est le lieu de la rencontre par excellence, celle qui fait apparaître de manière définitive que l’homme a été créé à l’image de Dieu.