Sœur Thérèse-Marie Dupagne, osb
Prieure du monastère d’Hurtebise (Belgique)
Vie monastique et poésie[1]
(liturgie, lectio, vie fraternelle)
Pour ma part, lorsque l’on parle Poésie, j’entends une parole qui est de l’ordre de l’évocation et non de la définition. Une parole qui voile autant qu’elle ne révèle, une parole qui fait signe, qui appelle vers un au-delà, vers un ailleurs qu’elle se refuse à saisir, un ailleurs qu’elle touche et qui la touche… Une parole qui ouvre à la communion, sans l’imposer. Une parole qui suggère une relation tissée de liberté, de désir, de soif, une parole qui creuse un terrain qui lui est inconnu, qui explore, une parole qui envisage une quatrième dimension…
Cette parole poétique, je la rencontre dans la LITURGIE.
La liturgie est l’horloge du moine, son rythme… sa respiration. La liturgie est œuvre de Dieu, action de Dieu, invitation. Elle est aussi réponse de la communauté humaine, chant et silence, écoute et désir. La liturgie en sa constitution est tissée de paroles poétiques : paroles qui nous sont données.
S’il est bienvenu de composer une hymne, une prière universelle, une oraison… une bonne part de la poésie liturgique nous est donnée. Il y a à l’accueillir, se laisser atteindre par elle, qu’elle nous enchante ou non, qu’elle nous parle ou non… qu’elle nous éveille ou non… Dans l’accueil de la liturgie, il y a un appel au consentement, qui ne va pas toujours sans lutte.
Entrer en poésie liturgique, suppose d’entrer en des mots qui ne sont pas nôtres, sans vouloir qu’ils deviennent totalement nôtres, c’est accepter un écart en soi ; la poésie en liturgie nous ouvre, nous écartèle, nous dispose à une relation loin de toute fusion. La liturgie pointe ainsi vers la communion.
Poésie que les psaumes, ces vieilles prières, lues, chantées, cantillées : louange, lamentation, exultation, mémoire de l’histoire, balbutiement d’une loi… Les psaumes nous sont donnés, ils nous résistent, ils nous viennent d’un ailleurs, antique murmure d’un tutoyeur de Dieu comme l’appelle Chouraqui.
On ne met pas la main sur un psaume. Il nous est confié, autant qu’une musique est confiée à un joueur de flûte, les psaumes attendent notre souffle pour nous traverser, bousculer et quelquefois enchanter. Ils nous détachent de nous-mêmes, nous entraînent en l’ailleurs d’un peuple, d’une communauté, par-delà le temps, par-delà l’espace. On se l’envoie, d’un chœur à l’autre, sans l’épuiser… On le dit, on le chante, et on l’écoute, il passe et revient, toujours ancien, toujours nouveau.
La liturgie est HYMNE. L’hymne s’élance vers l’Autre, cet Autre qui nous a conviées et que nous ne connaissons que par évocation, tâtonnement. On demande à l’hymne de le rejoindre par un chemin que nous ne connaissons pas. L’hymne s’élève, à moins qu’elle ne s’enfonce… Elle emporte, se trace un chemin, elle est, comme le psaume, pétrie de la vie du poète, et elle dépasse cette vie, l’approfondit ou la creuse… et creuse celui qui la chante.
Le psaume, l’hymne écorchent, entament, ouvrent… ils rejoignent le cœur, et qui connaît le cœur, qui peut le saisir ? L’hymne le touche et le provoque, à moins qu’elle ne l’effleure avant de le laisser sans voix, et de fuir loin de lui. L’hymne crée la magie du silence qui la suit.
La liturgie est poésie en ses longues LITANIES : demande, demande encore, demande toujours… elle est l’appel de cœur insatisfait ou de cœur tant satisfait qu’il en demande encore. Elle réveille le cœur enfant, qui joue les mots…
L’expérience de la liturgie est l’expérience de cette poésie qui évoque, invoque, et jamais ne saisit. La poésie enseigne ce pas de danse qui tient, rapproche et distance. Si tu veux cerner la poésie elle te glisse entre les doigts, comme la neige qui fond dans la main de l’enfant qui veut la faire captive.
La poésie liturgique est DIALOGUE, entre deux, elle nous situe… en face ? au cœur ? qui sait ? Elle nous dit l’Autre, et nous dit autre. En faisant de moi un tutoyeur de Dieu, elle m’apprend à me tenir dans le vertige de mon humanité, devant ce « Tu » irréductible, elle m’appelle à dire « Je ».
La poésie trouve sa source ; je pense, dans l’Esprit, ce souffle qui danse entre le Père et le Fils. Ce souffle qui les fait Un, tout en les maintenant irrésistiblement deux. Tellement deux qu’ils en sont trois. La poésie est comme cet ESPACE que je devine entre eux, comme une ouverture, définitive, un creux qui me donne de découvrir au cœur de notre Dieu, non point Dieu, mais un espace, un creux, un vide, qui l’ouvre à l’autre, aux autres. La poésie qui chante dans le silence des Trois m’apprend qu’au cœur de Dieu, il n’y a pas Dieu, il y a l’espace pour le chant, il y a l’appel à l’altérité. Au cœur de Dieu, il y a cet espace d’infini silence, qui est attente, ouverture à l’autre. Comme le chante une hymne de frère Pierre-Yves Emery : « Intimité de Dieu ouverte sans mesure, pour accueillir – ô merveille – les hommes ses créatures ».
La poésie en liturgie est DOXOLOGIE : gloire au Père, au Fils, au Saint Esprit… et Benoît nous invite à un déplacement de soi, en cette doxologie. Lève-toi, incline-toi profondément. Lève-toi, dresse-toi en ton humanité, tu as du prix, du sens. Respire, inspire, aspire. Incline-toi… vers celui qui guette ton regard, ta vie, ton amour, incline-toi vers l’imperceptible, l’indicible, dont tu n’auras encore rien dit, tant que tu ne te seras prosterné dans le silence. Mystère des yeux qui s’ouvrent lorsque le cœur se prosterne[2]… Incline-toi, expire, soupire… sourire de l’être enfin dépouillé de lui-même.
La poésie de la liturgie, m’invite à une contemplation respectueuse de l’Autre, de la Source, sans mainmise, elle inscrit une parole que se fait calice, un regard qui est tout accueil. Et cette poésie liturgique est poésie pour un peuple, elle n’est pas mienne, elle est nôtre, et nous dépasse.
Se greffe en la liturgie, lui fait suite et y invite la démarche de LECTIO. Cette lecture priante de la Bible à laquelle nous sommes conviées au jour le jour. Un temps pour lire l’Écriture, l’étudier, la méditer, ruminer, mâchouiller, et, au moment où on croit enfin l’avoir assimilée, voir s’ouvrir un univers au-delà, qui échappe. Lire, étudier, méditer, contempler… Recevoir l’Écriture Sainte non comme un théorème, une démonstration, une définition, mais comme une poésie, une évocation…
On dira, oui, mais il y a la loi inscrite dans l’Écriture, quelle poésie une loi ? La loi d’Israël s’inaugure en un appel, une voix : « Écoute »… Elle se décline en une invitation : « Choisis »… et une conclusion : « Tu vivras ». Elle est chemin et non prison.
La loi, deux rives qui donnent à la vie de courir comme un fleuve plutôt que de stagner en marécage. La loi, deux rives qui lancent vers un ailleurs. La loi tourne vers un au-delà d’elle-même.
Il y a la prophétie dans l’Écriture, un cri, une déchirure du quotidien, pour permettre l’irruption de l’autre.
Il y a la sagesse, un espace, partage d’une expérience du passé, qui s’offre comme une trame, où tisser un chemin nouveau.
La lectio, c’est un temps d’accueil, d’ouverture, qui s’achève en la voix d’un fin silence. Et ce silence est sans doute la plus belle expression du dialogue.
Et de cette expérience, s’ouvre un chemin pour une VIE FRATERNELLE. Comment vivre avec l’autre, ma sœur, mon frère, d’ici et d’ailleurs ?
La vie fraternelle, au quotidien, n’est sans doute pas d’abord perçue en poésie. Et pourtant, elle est partage d’un espace de vie, d’un espace de chant, elle est construction d’un réseau de relations. Qu’est-ce qui l’aide, la fonde ? N’est-ce point d’abord l’expérience liturgique : la découverte de ce vide au cœur de Dieu, de cet espace offert au cœur de notre Dieu, m’est présentée comme un chemin pour la vie fraternelle. Le respect de la différence, le respect et plus que le respect : l’encouragement, que l’autre devienne lui-même, elle-même, et donc toujours plus autre, voilà qui édifie la communauté en image et ressemblance. Accueillir l’autre et le souhaiter autre, accueillir sa foi différente, sa voie différente, et choisir d’avancer ensemble.
La poésie me donne de dire, de vivre l’aspect insaisissable de l’autre, son aspect irréductible, et de le saisir comme une chance, comme la sortie d’un univers clos sur lui-même, d’un univers étouffant, vers une respiration nouvelle.
Quand, dans nos relations, les paroles sont affirmations intransigeantes, couperets, la relation meurt…
Quand l’échange est évocation, invitation, la place se creuse entre nous, qui permet au chant commun de s’élever, qui permet la vie, la suscite et l’enchante.
La poésie creuse entre nous un espace qui nous décentre, nous ouvre. Elle appelle la communion entre nous, et bien au-delà de nous.
Je voudrais au pied des murs de la violence,
sur les champs de l’exclusion, du rejet, ou de la fusion
pouvoir lancer un poème d’espérance…
ouvrir un espace de communion…
prononcer une parole qui n’est qu’invitation…
et se refuse à toute captation.
La poésie est une chance offerte à notre humanité, pour un vivre ensemble respectueux de chacun, heureux de chacun.
[1] Écrit pour le week-end sur les moines poètes, octobre 2014.
[2] Cf. Nombres 24, 4 : oracle de Balaam, qui témoigne d’un regard qui s’ouvre lorsqu’il se prosterne.