Inculturation interculturelle
Mère Henriette Kalmogo,
prieure du monastère de N.-D de Koubri (Burkina Faso)
Mère Henriette est prieure du monastère des bénédictines de Koubri. Elle est intervenue durant la session « Ananie » pour les formateurs francophones. L’article ci-dessous a été rédigé à partir de sa conférence. Le sujet illustre bien la nécessité d’envisager l’annonce de l’Évangile et la transmission des valeurs monastiques dans le contexte du dialogue interculturel omniprésent dans le monde globalisé qui est le nôtre. Ce point de vue africain nous ramène à l’essentiel et nous invite à quelques déplacements.
La modeste contribution que je propose ici n’a aucune originalité ! Je suis partie de réflexions antérieures sur le sujet et je me suis appuyée sur les expériences vécues dans nos monastères. Je renvoie à la très belle conférence du père Nicolas Dayez, ancien abbé de Maredsous : « Comment transmettre les valeurs monastiques »[1], et à quelques articles récents[2]. Les échanges et partages du dernier congrès des Abbés bénédictins (sep. 2012), dont le thème aurait pu être illustré par le titre de la conférence de M. Hochschild : « Les bénédictins entre la continuité et le changement », ont servi également de fondements à ces quelques réflexions.
Le sujet qu’il m’a été demandé de traiter est le suivant : « Inculturation interculturelle aujourd’hui dans la formation à la vie monastique » avec une appropriation dans l’expérience personnelle en contexte africain tel que je le perçois. Ce thème sera traité en deux parties :
- Comment transmettre aujourd’hui les valeurs monastiques que j’ai moi-même reçues il y a quelques années…
- Comment transmettre ces valeurs que j’aime et dont je vis aujourd’hui, à une jeune issue d’un milieu culturel différent du mien en cette époque de changements constants, faut-il dire de crise d’identité, à tous les niveaux de la vie socio-économique et dans l’Église ?
N’est-ce pas l’expérience vécue il y a cinquante ans par les bénédictines françaises arrivant à Koubri ?
Qu’ont fait en réalité nos fondatrices ? Parties de France, précisément de Valognes en Normandie, elles arrivaient dans une Haute-Volta qui venait tout juste d’accéder à son indépendance politique comme tous ses voisins de l’Ouest Africain. C’était en décembre 1962. Il y avait lieu de se demander si cette « fière Volta au soleil ardent » (expression de l’hymne national du pays) serait prête à ouvrir ses portes à l’étranger ! Mais non, il n’y avait pas à craindre. D’une part l’Église locale nourrissait d’assez bonnes relations avec les autorités civiles, d’autre part elle venait d’avoir son deuxième évêque autochtone en la personne de Monseigneur Paul Zoungrana qui sera créé cardinal deux années plus tard. L’élan missionnaire encouragé par le concile Vatican II en cours était déjà tourné vers la vie contemplative ; et grâce à l’ouverture et à la chaleur humaine du peuple voltaïque, l’arrivée de moniales suscitait ainsi un enthousiasme particulier. Les bénédictines de Valognes venant implanter la vie monastique à Koubri avaient alors des atouts pour donner ce qu’elles portaient de plus précieux en elles : elles allaient vivre simplement leur vie en ce lieu nouveau, prêtes à accueillir les jeunes filles que cette forme de vie attirerait. N’est-ce pas cela « transmettre » ?
Il y a quelques mois, je me trouvais à Valognes, justement, et je venais de vivre le retour à Dieu de Mère Bénédicte Engelmann, l’abbesse émérite. Je m’étais sentie en profonde communion avec mes sœurs françaises. Nous nous trouvions fortement unies devant le mystère de ce passage en Dieu qu’est toute mort ! Cependant dès qu’il s’est agi de concrétiser une présence continuelle autour de notre défunte aimée et déjà vénérée, j’ai vite réalisé nos différences de sensibilité. Ainsi mon souhait secret était qu’il y ait en permanence autour de Mère Bénédicte deux ou trois sœurs priant en silence ou récitant ensemble un psaume ou encore entonnant de temps à autre un refrain, comme nous le faisons à Koubri en pareille circonstance. En disant cela je ne veux pas affirmer que mes sœurs de Valognes ou d’autres lieux en Europe ont coutume de laisser spontanée ou optionnelle la prière autour des sœurs défuntes. Telle attitude ici ou là peut être le fait des circonstances de temps ou autres et non des données culturelles. Cela nous amène à souligner la nécessité de considérer avec prudence la différence des milieux culturels tandis que nous accueillons Jésus Christ et son commandement d’amour, puis la règle de saint Benoît comme lieu principal de notre union et de notre communion.
« Nous nous sommes mis en route, venant d’horizons différents, pour nous réunir ici parce que conviés à vivre une expérience » d’écoute, de partage et de formation :
– écoute du Christ et de son mystère, écoute de notre moi profond, écoute des frères et des sœurs ;
– partage et transmission d’expériences vécues de nos valeurs ;
– formation/transformation personnelle du formateur qui est un préalable indispensable dans cette mission de former.
Tel est l’énoncé de la « petite réflexion sur Ananie » présentant le projet ! Il y a là le souci de bien harmoniser « vie théologique et vie spirituelle », c’est-à-dire de voir « comment articuler une intelligence de la foi, la vie de prière, la vie humaine » dans le vécu quotidien. Ainsi est soulignée l’importance d’une démarche globale, humaine, spirituelle, plutôt qu’intellectuelle ; c’est pourquoi il a paru bon d’aborder le sujet sous l’angle du témoignage plutôt que de l’enseignement théorique.
Transmettre ce que j’ai reçu ? Plutôt que de transmettre, il s’agit avant tout pour moi de vivre ce qui me tient le plus à cœur de telle manière que mon bonheur soit perceptible et communicatif comme un message qui parle de lui-même, qui questionne ou attire. « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement ! » (Mt 10, 9). Transmettre, cela suppose deux personnes ou deux groupes, ou deux rives comme dirait le père Nicolas, en tous cas deux réalités invitées à aller l’une vers l’autre, à s’apprivoiser l’une l’autre, à recevoir l’une de l’autre, ce qui est déjà une belle mission ! Mais dans notre situation, il vaut mieux, tout en ne perdant pas de vue cet acte d’interpénétration ou d’apprivoisement, parler effectivement tout de suite d’un témoignage de vie sans autre ambition que d’être là. L’essentiel de la formation/transmission tient en cet « être-là », qui est une autre figure de l’« être-moine ».
Nous savons que c’est dans les vingt dernières années de sa vie, vers le milieu du 6e siècle, que saint Benoît a écrit sa règle au mont Cassin. Mais c’est dans une grotte à Subiaco qu’il a commencé son aventure avec Dieu, après avoir fui la turbulente Rome aux mœurs trop dépravées pour le jeune aristocrate. J’ai eu la chance, je devrais dire la grâce, de visiter ces lieux… comme on fait un pèlerinage. Le trajet depuis Rome jusqu’à Subiaco a été justement pour moi comme une aventure spirituelle. Plus notre car s’enfonçait dans ce paysage de montagnes altières et majestueuses, plus l’éloignement de la capitale si populeuse me semblait une libération nécessaire, voire un chemin obligé, pour pouvoir goûter à la beauté de ces cimes et surtout y faire l’expérience de cette Présence qui attirait irrésistiblement le jeune Benoît. En descendant du car, ce cri a jailli du plus profond de moi : « Je comprends pourquoi le message de saint Benoît a pu interpeller toutes races et toutes cultures ! Car l’homme ici est rejoint en ses profondeurs, là où l’Esprit parle un langage unique tandis que chacun peut l’entendre dans sa langue maternelle... comme au jour de la Pentecôte ! Qu’on soit jaune ou blanc, noir ou rouge, on est atteint par ce message et on peut s’y trouver à l’aise ! La seule condition est que l’on cherche ce Quelqu’un qui, tout au fond de votre cœur vous a mis en route, et que l’on soit disposé à tout quitter et à se quitter soi-même pour le suivre. Ce quelqu’un, c’est JÉSUS, BONNE NOUVELLE « pour tout homme venant en ce monde »(Jean 1, 9), don de Dieu pour tout homme de toute époque, EMMANUEL en tout temps et en tous lieux de notre terre. Plus encore, depuis sa Passion/Mort/Résurrection, Jésus est de toutes les cultures et de tous les temps ! C’est Lui qui l’a dit : « Et moi, une fois élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes » (Jean 12, 32).
Pour tous et pour chacun d’entre nous, tout est là : Jésus Christ est le même hier et aujourd’hui, EMMANUEL POUR le salut de TOUT HOMME ici et ailleurs ! Sa loi d’amour est donnée comme fondement et but pour quiconque veut la vie véritable ! La règle de saint Benoît est l’Évangile traduit par ce disciple du Christ pour ceux qui voudraient emprunter le même chemin que lui afin de marcher derrière Jésus en vivant selon sa loi d’amour.
Tels sont donc les jalons qui vont baliser notre réflexion. Voici quelques éléments pour la suite de cet exposé.
1- Nous allons partir du texte des Actes 2, 1-11, texte fondamental dans notre propos d’inculturation interculturelle ! Il s’agit du récit de la Pentecôte.
2- À partir de là, il nous faudra chercher à « recevoir notre propre culture ».
3- Pourrions-nous alors oser un regard vers demain et imaginer un échange avec nos frères et sœurs qui en 2063 feront mémoire de nous en gardant allumé le flambeau que nous leur aurons passé et qu’ils/elles devront à leur tour transmettre ?
1- Actes 2, 1-11
Voilà un texte qui devrait être appris par cœur par tout le monde comme un cadeau pour son propre cœur et pour tous.
« Le jour de la Pentecôte étant arrivé, les apôtres se trouvaient tous ensemble dans un même lieu, quand, tout à coup, vient du ciel un bruit tel que celui d’un violent coup de vent, qui remplit toute la maison où ils se tenaient. Ils virent apparaître des langues qu’on eût dites de feu ; elles se partageaient, et il s’en posa une sur chacun d’eux. Tous furent alors remplis de l’Esprit Saint et commencèrent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer. Or il y avait, demeurant à Jérusalem, des hommes dévots de toutes les nations qui sont sous le ciel.
Au bruit qui se produisit, la multitude se rassembla et fut confondue : chacun les entendait parler en son propre idiome. Ils étaient stupéfaits, et, tout étonnés, ils se disaient : “Ces hommes qui parlent, ne sont-ils pas tous Galiléens ? Comment se fait-il alors que chacun de nous les entende dans son propre idiome maternel ? Parthes, Mèdes et Elamites, habitants de Mésopotamie, de Judée et de Cappadoce, du Pont et d’Asie, de Phrygie et de Pamphylie, d’Egypte et de cette partie de la Libye qui est proche de Cyrène, Romains en résidence, tant Juifs que prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons publier dans notre langue les merveilles de Dieu !” »
– Pour communiquer une expérience profonde, chacun de nous, comme les Apôtres ne peut s’exprimer que dans sa langue et dans sa culture. Et si vraiment nous nous laissons prendre par cette expérience, l’Esprit Saint qui en est l’auteur en fera la traduction simultanée (comme le font les traducteurs dans les grandes rencontres internationales !) de telle sorte que nos auditeurs comprennent chacun dans sa langue et dans sa culture ce que non seulement nous disons de Dieu mais aussi ce que nous disons de la part de Dieu.
– Et chaque auditeur à son tour fera sa propre expérience non identique à la nôtre mais selon ce que l’Esprit-Saint voudra pour lui, pour son bien à lui.
– Celui qui parle comme celui qui écoute se trouve en situation d’inculturation. Chacun vit en sa personne la rencontre d’un ancien/déjà existant et d’un nouveau/advenant ici et maintenant-aujourd’hui. C’est la situation du fondateur arrivant – accueilli dans un nouveau lieu et ouvrant la porte du monastère à un candidat à la vie monastique. Ce pourrait être notre situation aujourd’hui.
– Le plus fondamental, c’est cette ouverture totale à l’Esprit. Saint Benoît demande à l’abbé de puiser l’essentiel de son enseignement dans l’Écriture et de savoir à partir de là relier l’ancien et le nouveau pour former le bon disciple. Saint Paul qui a une triple nationalité –juive, grecque et romaine – est connu comme l’apôtre des nations païennes vers lesquelles il s’est vu envoyé en priorité… Et c’est aux Galates à qui il a annoncé la vérité de l’Évangile qu’il dira un jour : « Vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ. Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ ». C’est ainsi que saint Paul transmet, affirme le P. Nicolas, en créant une communauté nouvelle et originale différente des trois communautés dont il était issu. « Prenez-moi tous pour modèle ! Mon modèle à moi, c’est le Christ » (1 Co 11, 1).
– C’est ainsi que nos fondateurs et fondatrices, ayant quitté leurs pays et les communautés de leur profession, n’ont ménagé aucune peine pour nous transmettre le flambeau de cette vie monastique… comme on transmet une vie ! Eux-mêmes l’avaient reçue gratuitement en y trouvant leur bonheur. De la même manière, ils trouvaient joie et bonheur à communiquer cette vie en acceptant dès le départ toutes les exigences de don de soi et de renoncements que supposait cet engendrement.
– Et nous aujourd’hui, ici, dans « l’ici et maintenant » de chacun de nous… que faire et comment faire ? Le jour de notre première profession, l’abbé ou le prieur s’est adressé à nous en ces termes : « N, au jour de ton baptême tu as été consacré(e) à Dieu par l’eau et l’Esprit ; veux-tu lui être uni(e) plus intimement par la profession monastique ? ». C’est à ce point de départ que nous pourrons sans cesse nous référer ! Seul l’Esprit de Jésus qui nous attache intimement à lui et nous fait vivre de sa vie nous donne de porter du fruit :
« Demeurez en moi comme je demeure en vous ! (…) En dehors de moi vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 4-5).
« Allez donc, de toutes les nations, faites des disciples, les baptisant (…), leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit. Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps. » (Mt 28, 20)
« Ecoute mon fils, ouvre l’oreille de ton cœur, accepte volontiers les conseils d’un père qui t’aime. (…) C’est à toi que je m’adresse, à toi, qui que tu sois qui renonces à ta volonté égoïste et qui prends les armes très fortes et belles de l’obéissance pour combattre sous les ordres du Christ le vrai roi, notre Seigneur. »[3]
Comme le cep au sarment, demeurer fortement uni à Jésus… en tout temps et en tous lieux, il est le chemin, la vérité et la vie, maître du temps et de l’histoire.
« Il s’est levé d’entre les morts, le Fils de Dieu, notre frère, Il s’est levé, libre et vainqueur… Il a saisi notre destin au cœur du sien pour le remplir de sa présence ! Ne cherchons pas hors de nos vies à retrouver son passage, Il nous rejoint sur nos sentiers » (hymne du temps pascal). Lui seul peut nous révéler le sens de nos histoires et le fond de nos cultures.
2- Accueillir nos cultures
« Recevoir sa propre culture » ! L’expression est du P. Nicolas. En effet il nous faut aimer nos racines quitte à en refuser ou à en remettre en cause telle ou telle radicelle qui ne serait pas une véritable aide pour nous.
Il serait bon ici de voir comment l’Évangile puis la règle de saint Benoît rencontrent chaque culture ; se demander en quoi la culture aide ou porte à vivre l’Évangile puis la RB.
Tout un travail pratique serait ici nécessaire pour bien percevoir l’enjeu de cette perspective. Il est à encourager dans les communautés.
3- Vers demain ?
Laisser en héritage aux générations à venir cette vie monastique qui fait notre bonheur… tel est notre devoir. De nos jours on parle du monde comme d’un gros village à l’intérieur duquel les distances au propre et au figuré sont réduites ; cette réalité a ses forces et ses faiblesses ! Nous faisons tous et toutes l’expérience des nombreux défis que nous posent les nouveaux moyens de communication toujours plus performants : en même temps qu’ils nous rendent d’énormes services, ils sont une menace permanente pour la clôture, aussi bien que pour le silence tant intérieur qu’extérieur et donc pour notre vie de solitude ! Et même certaines de nos valeurs culturelles sont souvent mises à rude épreuve ! Qu’en sera-t-il demain ?
– La RB est un écrit stable et son fond ne peut changer. Mais nous savons que sa transmission est plutôt orale, elle se fait dans la vie et par le témoignage. Nous n’en connaissons le cœur et le message qu’à travers diverses inculturations selon le pays, la culture et l’époque qu’elle a traversés avant de nous atteindre ; c’est pourquoi il n’est pas aisé de dégager ce qu’on pourrait désigner comme le noyau de base décrivant l’essentiel de la RB à transmettre. Si l’habit nous présente à l’extérieur, c’est plus encore notre pratique et notre vie concrète qui nous désignent comme des disciples authentiques de Benoît.
– L’abbé(sse) / le ou la prieur(e), le/la maître(sse) des novices qui devraient garantir la pratique de cette Règle ont leur manière personnelle de la vivre. Et saint Benoît demande à l’abbé d’enseigner par l’exemple : « Tout ce qui est bon et saint, il le montre par ses paroles et encore plus par son exemple. Et quand l’abbé explique à ses disciples ce qui est mal, c’est aussi par son exemple qu’il montre qu’on ne doit pas le faire » (RB 2, 12-13). Quant au maître des novices, il est ce « frère ancien, capable d’entraîner vers Dieu, s’occupant des novices avec le plus grand soin et les observant attentivement… » (RB 58, 6-7). On peut dire que le formateur porte déjà une interprétation personnelle à ce niveau même de la transmission de la « tradition monastique ». Et même la communauté dans son ensemble finit par porter sa marque propre de vivre la Règle. On est moine de N et non de Z. Sans oublier que dans une communauté, si la maîtresse des novices est officiellement chargée de la formation de la jeune nouvellement entrée, c’est souvent la sœur qui est entrée juste avant elle qui est la « maîtresse la plus influente ». Tout ceci nous permet de confirmer que la Règle, tout en étant un écrit stable est une tradition vivante qui se prête à une évolution.
– « La communauté de demain ? Dieu la voit » disait frère François à son disciple et frère Tancrède inquiet de la triste tournure que prenait l’Ordre en pleine crise. Et le père Jean Leclercq admirait dans l’histoire du monachisme bénédictin son pouvoir de se régénérer après une période de déclin (cf. M. Casey, ocso, conférence au Congrès 2012 sur l’autonomie).
La règle de saint Benoît, vécue et transmise depuis des siècles, ne peut arrêter de nourrir, de faire engendrer et de faire vivre parce que le rythme plus rapide des saisons nous bouscule, que les générations se chevauchent et que les choix socio-politiques et éthiques nous surprennent !
Nous avons déjà évoqué les secousses de la globalisation avec l’avènement des nouvelles technologies à tous les niveaux de la vie sociale et de la vie économique. En notre 21e siècle montant, nous pouvons relever des déplacements de sens des valeurs, des conceptions nouvelles de la relation interpersonnelle, relation d’autorité, d’obéissance, etc.
Bien plus, d’aucuns se sont sentis interpellés par cette surprenante interrogation : « A-t-on même le droit de transmettre ? N’est-ce pas une atteinte à la liberté ? » (cf. P. Nicolas Dayez). Et que dira-t-on demain… dans cinquante ans ?
Pensons-nous que le siècle de saint Benoît était une époque à l’abri des secousses ? loin de là ! Al Kaida avait sans doute une autre dénomination…
Et ce n’est pas pour rien qu’à la porte du monastère on mettait un moine capable de jugement et déjà expérimenté ! On devait probablement voir passer toutes sortes de personnes dont le désir réel n’était pas toujours facile à discerner. Et tant parmi ceux qui venaient à l’hôtellerie que parmi ceux qui se présentaient pour mener la vie monastique, les motivations profondes n’étaient pas toujours claires… Afin de déjouer les ruses de l’Adversaire, on devait prier avant d’accueillir à l’intérieur…
Quand notre père saint Benoît écrivait la Règle, il avait entrevu la ruine de son immense monastère… Mais il avait eu aussi la vision du monde entier ramassé dans un rayon de soleil. Comment alors ne pas conclure par ces mots qui nourrissent et fortifient : « Ils ne préfèreront absolument rien au Christ, lequel daigne nous conduire ensemble à la vie avec lui pour toujours ! » (RB 73, 12).
Et cette exhortation finale qui soutient le cœur du disciple amoureux et valeureux tout à la fois : « Tu parviendras… à ces sommets… » !
Oui, la RB est une tradition vivante… « Regarder vers le passé est aussi important que regarder vers l’avenir ! » selon le mot de M. Hochschild. Vivons en sorte que les générations à venir soient poussées à courir plus vite et le cœur encore plus dilaté sur le chemin du salut à partir des repères que nous leur aurons laissés !
Pour conclure
« Écoute, mon fils, prête l’oreille de ton cœur… et tu parviendras à ces sommets de très haute vertu… » (RB Prologue 1 et ch. 73.)
Où et comment trouver une voie d’inculturation meilleure que celle qu’a ouverte le Saint-Esprit à la Pentecôte ? Pour que chacun soit rejoint dans sa culture, sa langue et ses coutumes, dans son lieu, son milieu de vie et son temps, il faut l’intervention de l’Esprit Saint qui dispose lui-même les esprits et les cœurs ! Il faut également la bonne volonté du cœur assoiffé. N’est-ce pas le même chemin qu’emprunta notre Dieu pour se faire l’un de nous en vue de notre salut ? « Et le nom de la vierge était Marie. L’ange entra chez elle et lui dit : “Réjouis-toi, comblée de grâce ; le Seigneur est avec toi… L’Esprit Saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre” (…) Marie dit alors : “Je suis la servante du Seigneur. Que tout se passe pour moi comme tu l’as dit.” » L’action de l’Esprit est première. La réponse comme l’appel qui l’a suscitée sont dons de Dieu.
Pour que celui qui a entendu l’appel et en a perçu les exigences se dispose librement à y entrer, il faut la force de l’Esprit-Saint ! Lui seul peut faire tomber les murs, rompre entraves et chaînes ; lui seul peut, en soudant le neuf et l’ancien, ouvrir définitivement à la vie de Dieu pour toujours. C’est là le cœur et le sommet de l’inculturation ! « Le Fils de Dieu nous rejoint sur nos sentiers, et au-delà de notre mort, c’est lui encore qui nous attend sur le rivage » (cf. hymne de Pâques).
Hier comme aujourd’hui, le cœur humain demeure fondamentalement le même ! Fait à l’image de son Créateur, il aspirera toujours à rejoindre son être profond et c’est seulement lorsqu’il parviendra à une communion intime avec Dieu qu’il trouvera le repos dans la plénitude de son être (cf. saint Augustin).
L’Évangile est Bonne Nouvelle du salut pour tout homme et le royaume de Dieu souffre violence… S’en emparent les plus forts. Saint Jean, l’apôtre de l’amour et le visionnaire, n’a-t-il pas vu venir au loin des jours de confusion ! Cependant il terminait ses exhortations par la grande vision de la Jérusalem nouvelle, belle et toute parée pour ses noces avec l’Agneau !… et la finale de l’Apocalypse est un grand cri d’appel suscité par une immense soif : « Viens Seigneur Jésus » (Ap 22, 20) ! C’est lui, Jésus, sommet de l’Histoire, principe et fin de toutes choses, cœur de l’inculturation… en tous temps et en tous lieux !
« Digne est l’Agneau immolé sur la croix d’ouvrir le Livre et les pages scellées… Nations et peuples chantent ton règne à jamais ! À toi l’honneur, la gloire et la puissance, l’action de grâces pour les siècles sans fin ! »
[1] Lien des Moniales, n° 177.
[2] Lien des Moniales, n° 191, notamment l’article du Père Abbé David d’En-Calcat.
[3] RB, Prologue 1 et 3.