Identité bénédictine

Père François You, abbaye N.-D. de Maylis,
Président de la Conférence Monastique de France

 

DomYouDom François You est abbé du monastère de Maylis en France. Le texte ci-après est une conférence qu’il a donnée dans le cadre du congrès des Abbés bénédictins en septembre 2012. En caractérisant l’identité bénédictine, le père You permet à celle-ci d’être mieux partagée au nom de l’Évangile. Pour participer à la nouvelle évangélisation, les moines et les moniales doivent être convaincus de leur type d’enracinement dans la vie de l’Église et du monde. C’est bien ce que montre ce texte.

La règle de saint Benoît au chapitre 58 demande que l’on vérifie si le candidat à la vie monastique « cherche vraiment Dieu ». Chercher Dieu est présenté comme étant l’axe de la vie bénédictine. Mais que signifie « chercher Dieu » ? Comment le cherche-t-on ?

Notre Dieu n’est pas un être solitaire, que l’on recherche de l’extérieur, dont on fait le tour ou que l’on décrit comme un objet d’investigation. Dieu, nous le savons, est Trinité, il est Père, Fils et Esprit Saint, les Trois vivant en communion d’amour. Dieu est relation d’amour, il est agapè. Or l’amour ne se connaît vraiment que si on l’expérimente. Dieu ne se connaît, ne se découvre, que si l’on participe à son échange d’amour. Saint Jean dans sa première Épître le dit très clairement (1 Jn 4, 7-8) : « Quiconque aime est né de Dieu et parvient à la connaissance de Dieu. Qui n’aime pas n’a pas découvert Dieu, puisque Dieu est amour ». Précisons que, dans tous ces cas, l’apôtre utilise toujours le terme agapè.

ChristChercher Dieu revient à se laisser introduire dans la circulation d’amour trinitaire, à prendre des moyens pour se laisser plus facilement saisir et habiter par cette circulation d’amour, à se laisser identifier au Christ pour être introduit en lui, dans cet amour trinitaire, dans cette agapè trinitaire.

Voilà le sens du baptême chrétien, mais voilà aussi le sens de la vie monastique bénédictine. La Règle nous offre simplement des moyens particulièrement radicaux pour nous laisser habiter et mouvoir par l’Esprit d’amour. Toutes les exigences de la RB peuvent être lues dans cette optique (dans cette « clé herméneutique ») : favoriser notre insertion dans l’amour trinitaire, en nous identifiant au Christ.

L’axe de la vie monastique est ainsi d’instaurer des communautés où l’on cherche à vivre l’agapè… la RB n’a d’autre but : nous apprendre/aider à vivre dans l’agapè. Les œuvres diverses auxquelles peut s’appliquer une communauté bénédictine ne sont qu’une expression seconde de cet amour.

Dans cet éclairage, toute la dimension de prière et de silence défendue par la RB, ne fait qu’exprimer l’agapè dans sa relation à Dieu. La liturgie est l’œuvre du Christ, en la célébrant nous sommes introduits dans cette relation entre le Père et le Fils, dans cette agapè trinitaire ; la lectio nous rend participants de la prière du Christ, de son amour pour le Père ; le silence n’a d’autre but que de nous permettre de prolonger ces échanges d’amour trinitaire…

C’est essentiellement par cet enracinement dans la prière sous toutes ses formes que le moine se laissera transformer par l’Esprit de Dieu et que son amour sera divinisé, devenant agapè.

La vie commune nous apprend à porter sur les autres (abbé, frères, malades, hôtes…) un regard de foi qui reconnaît en eux la présence de Dieu. Par là, le frère apparaît plus aimable et en me laissant aimer par lui, c’est aussi l’amour de Dieu que j’accueille.

L’obéissance, si importante chez saint Benoît, n’a pas pour but premier de nous corriger de nos vices et de purifier nos intentions… Ce ne sont là que des moyens et la finalité est autre. Saint Benoît l’exprime très précisément aux deux chapitres où il traite de l’obéissance (chap. 5 et 7), et les deux fois, il le fait en citant la même parole du Christ. En RB 5, 13 :

« Assurément les hommes de cette trempe (= obéissants) imitent le Seigneur qui dit dans cette sentence “Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé” »

et en RB 7, 32 le deuxième degré d’humilité demande « d’imiter dans sa conduite cette parole du Seigneur “Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais celle de celui qui m’a envoyé” ».  On pourrait aussi ajouter le troisième degré d’humilité qui va exactement dans le même sens : « Se soumettre au supérieur en toute obéissance pour l’amour de Dieu, à l’imitation du Seigneur dont l’Apôtre dit “il s’est fait obéissant jusqu’à la mort” ».

Dans tous ces cas, il s’agit « d’imiter » le Christ, c’est-à-dire de nous identifier à lui dans son obéissance à son Père, soit, en fin de compte, d’exprimer en nous l’amour du Fils pour son Père, fut-ce jusqu’à la mort et la mort de la Croix. C’est une obéissance théologale, christocentrée, qui est demandée, non pas d’abord une obéissance morale ou moralisatrice, et encore moins une obéissance purement fonctionnelle, bien sûr. L’obéissance du Christ est une expression de son agapè, qui passe par nous pour rejoindre le Père ou les frères.

On pourrait lire ainsi tous les chapitres de la RB sous cet éclairage : ils cherchent à favoriser au moine cette participation à l’agapè trinitaire (voir l’appendice).

Regardons aussi la structure de l’ensemble de la Règle, elle nous dit quelque chose sur l’évolution de saint Benoît et sur son message central :

- Dans les sept premiers chapitres, saint Benoît suit très fidèlement le Maître.

- Dans la partie suivante, allant jusqu’au chapitre sur le portier (RB 66), il fait preuve de beaucoup plus d’originalité, il se distance du Maître, met davantage sa marque personnelle.

- Dans la troisième partie, il exprime sans contrainte ce qui l’habite personnellement. Ces chapitres sont de sa plume seule, s’inspirant cependant beaucoup d’Augustin, le maître de la charité… C’est ainsi que le chapitre 72 a pu être considéré par sœur Aquinata Böckmann comme le testament spirituel de Benoît. Le testament spirituel, c’est-à-dire son message essentiel, son cœur, l’expression écrite du charisme qu’il a cherché à mettre en œuvre ! Le chapitre « Du bon zèle » nous décrit la mise en œuvre de l’agapè dans une communauté monastique. On peut dire qu’on a là l’axe de vie que Benoît a cherché à favoriser en rédigeant sa Règle. Cela signifie qu’on peut relire notre Règle en se demandant comment chaque chapitre cherche à mettre en œuvre ou à favoriser la croissance de l’agapè.

LamanabiLa fin du Prologue est particulièrement significative de cette orientation de la RB. Alors que le texte dans son ensemble est très fidèle à celui du Maître, saint Benoît insère soudain quelques lignes qui lui sont personnelles, les versets 46-49, où il explicite quelle est son intention en fondant « une école où l’on serve le Seigneur (Dominici scola servitii) ». Je retranscris ici ses paroles :

« Dans cette institution, nous espérons ne rien établir de rude ni de pesant. Si, toutefois, il s’y rencontrait quelque chose d’un peu rigoureux qui fût imposé par l’équité pour corriger nos vices et sauvegarder la charité, garde-toi bien, sous l’effet d’une crainte subite, de quitter la voie du salut dont les débuts sont toujours difficiles. En effet, à mesure que l’on progresse dans la vie religieuse et dans la foi, le cœur se dilate, et l’on court dans la voie des commandements de Dieu, avec la douceur ineffable de l’amour ».

La finalité est bien exprimée : il s’agit de « sauvegarder la charité ». Et la charité, nous le savons, est le mot latin pour traduire l’agapè. Ce que saint Benoît cherche en établissant des monastères n’est donc rien d’autre que de créer des foyers où la charité, l’agapè, est vécue du mieux possible, où les frères se laissent habiter par l’amour trinitaire et l’expriment aussi bien entre eux que directement avec le Seigneur. Pour les aider, il rédige une Règle dont la volonté n’est pas d’établir artificiellement des exigences rudes ou pesantes, mais les exigences s’imposent d’elles-mêmes afin de supprimer tout ce qui s’oppose à la charité. L’ascèse n’est qu’un moyen en vue de se détacher des choses matérielles ou du monde, pour être libre aux impulsions de l’Esprit Saint. Ses limites sont celles de la charité : comme dit saint Ignace de Loyola, on la met en œuvre autant qu’il en est besoin pour croître dans l’amour, mais pas plus.

L’expérience montre que, au fur et à mesure que l’on progresse, le cœur se dilate et l’on se met à courir dans les voies du Seigneur, porté par l’attrait de l’amour. Le moine se découvre alors capable de « participer par la patience aux souffrances du Christ, méritant ainsi d’avoir part à son Royaume » (verset 50). C’est dire qu’un tel moine est tellement saisi par l’agapè qui habite le Fils, qu’il participe à son amour allant jusqu’à donner sa vie. Par là, il est déjà introduit dans le Royaume, dans la plénitude de l’agapè.

Mgr Joseph Tobin, alors secrétaire de la Congrégation pour les religieux[1], dans l’homélie qu’il donnait durant le congrès, définissait la vie monastique comme une scola communionis… Il me semble que, par là, il ne disait rien d’autre : « La vie bénédictine est une école de communion, une école d’agapè ».

Le but final de saint Benoît en rédigeant sa Règle semble bien être celui d’instaurer des communautés où l’on cherche à vivre de mieux en mieux à l’intérieur de l’agapè trinitaire. C’est en cela qu’elles sont « écoles du service du Seigneur ». D’ailleurs nous rejoignons là le but lointain de toute vie chrétienne, mais le saint Patriarche définit des moyens qui permettent de rapprocher cet idéal pour ceux que Dieu appelle à cette vocation.

 

Appendice : La RB comme école d’agapè

 

Il ne s’agit là que d’un simple regard posé sur quelques grands thèmes de la Règle, pour constater comment et dans quelle mesure saint Benoît veut façonner par eux des communautés où l’on vive l’agapè.

Pour reconnaître l’agapè dans les manifestations d’amour fraternel, nous serons attentifs, bien sûr, à quelques critères :

- Que les manifestations d’amour s’enracinent dans la vie divine, pour que ce ne soit pas un simple amour naturel… d’où l’importance de la vie de prière englobant tous les actes d’amour.

- Quand l’agapè s’infiltre dans l’amour humain, il le rend encore plus délicat, plus « humain » au bon sens du terme, plus attentif aux petits, plus ouvert à tous.

- Il se conjugue aussi avec beaucoup d’humilité, de renoncement personnel, de volonté de servir l’autre et non pas soi-même.

 

L’abbé (surtout chap. 2 et 64)

- Il « tient la place du Christ » (2), c’est dire qu’il va chercher à lui ressembler dans son comportement, à vivre lui-même l’agapè. Par exemple, quand Benoît lui demande de s’efforcer « à plus se faire aimer qu’à se faire craindre » (64, 15) nous comprenons par là qu’il doit être attentif à chacun des frères, et entretenir un climat communautaire où ils se sentent respectés et aimés pour ce qu’ils sont, accompagnés dans leur recherche de Dieu. Alors les frères aimeront leur abbé, mais alors surtout, dans cette communauté on cherchera à vivre de l’agapè.

- La Règle rappelle fréquemment à l’abbé de se souvenir du jugement final : pour l’aider à purifier ses intentions, ses décisions, et les orienter vers le Royaume. L’abbé est ainsi invité à veiller à ce que toutes ses décisions s’enracinent dans la volonté de Dieu et tendent à la mettre en œuvre.

- L’abbé cherche à écouter l’Esprit Saint à travers les frères (conseil 3, moine de passage 61, obéissance impossible 68…).

- Il a charge d’âmes : il les aide, avec discretio (64), à grandir dans l’agapè

- Il porte attention à chacun, s’ajuste aux besoins de chacun (2).

- Les punitions présentent une dimension thérapeutique, adaptée à chacun (2, 23-29).

- Le comportement demandé à l’abbé envers les excommuniés est extraordinaire de charité (chap. 23-27) : d’une part il dénonce le mal de ceux qui, par leur pratique, se mettent eux-mêmes en dehors de la communion, d’autre part il fait tout pour tenter de les faire revenir, en agissant lui-même, ou en envoyant des « senpectes » qui auront plus de chance d’être entendus pour les ramener à la raison. Dans toute cette situation de crise avec un frère, c’est l’exemple du Bon Pasteur qui lui est donné à imiter, faisant preuve d’une sollicitude infinie pour sa brebis égarée, jusqu’à « la charger sur ses épaules sacrées pour la rapporter au troupeau » (27, 8-9). La charité pastorale qui anime l’abbé s’enracine directement dans celle du Christ… dont il tient la place. Ce n’est pas un vain mot !

- Dans toute cette dynamique de charité pastorale, il se fait accompagner par la prière des frères (27, 4 et 28, 4).

 

L’accueil des hôtes (chap. 53)

- Les accueillir dans la prière.

- Leur témoigner « beaucoup d’humanité », ainsi l’abbé va manger avec eux (56).

- Prêter une attention particulière aux pauvres et aux pèlerins.

- Un moine de passage peut faire des remarques… Saint Benoît rappelle que par lui, c’est peut-être Dieu qui parle à la communauté ! (61)

- Accueillir à toute heure.

- Faire attention à ne pas se laisser trop prendre par l’accueil, sinon les frères perdraient leur enracinement en Dieu, et leur attitude chaleureuse ou empressée risquerait d’être plus purement naturelle que de l’agapè véritable.

 

Le travail

- Il est traité en lien étroit avec la lecture des choses divines dans une alternance lecture/travail/prière (48). C’est le signe que le travail n’est pas envisagé dans sa pure dimension de service matériel ; il participe à la relation avec Dieu, il s’en nourrit et la met en œuvre.

- Rappels fréquents à l’abbé qu’il doit chercher d’abord le royaume de Dieu… le reste sera donné par surcroît. On doit travailler, certes (« c’est ainsi qu’ils seront vraiment moines ») mais sans en être écrasé : donner des aides à ceux qui en ont besoin pour éviter murmure, tristesse, perte de paix. Et si le travail devient source d’orgueil on retirera ce travail (57).

- Tout doit être bien administré, on rendra les ustensiles propres, on prendra soin des outils « comme des vases sacrés de l’autel » (32) quand les frères se succèdent en charge d’un travail, on contrôlera sur l’inventaire si les outils ne manquent pas… tout cela est signe que le travail doit être bien fait.

- La cuisine sera faite par tous, car on y « acquiert plus de mérite et de charité » (35).

- Le cellérier cherche à être « comme un père pour tous » (31)… donc il fait régner un climat de respect des frères, d’attention à leurs besoins : par exemple, le repas sera plus copieux quand le travail est important (39) ; l’été on aménage l’horaire pour éviter les grosses chaleurs (48).

- Les semainiers de cuisine lavent les pieds des frères (35)… comme le Christ avec ses disciples : signe que leur travail participe à l’amour de Jésus pour ses frères.

 

Les relations entre frères

- S’appliquer à s’écouter mutuellement, et ensemble à écouter l’Esprit Saint (3).

- S’honorer mutuellement (63) et s’obéir à l’envi (71).

- Le bannissement du murmure par Benoît témoigne de son attention à ne pas rompre la communion entre les frères ou avec l’abbé : « Avant tout, que jamais n’apparaisse le vice du murmure, pour quelque chose que ce soit, ni en paroles, ni en un signe quelconque. Si quelqu’un est reconnu coupable, il sera soumis à une correction sévère » (34, 6-7).

- Le soin des malades (36), des vieillards et enfants (37), sera très délicat : en eux, c’est le Christ que l’on sert.

- Repas : voilà quelque chose de profondément humain, mais il est lié à la lecture spirituelle, qui sera écoutée avec soin. Les moines font attention les uns aux autres, aux besoins des autres (ceux qui ne peuvent supporter un mets), aux faibles (35 ; 38-41).

- Le chapitre sur le bon zèle (72) décrit la qualité de respect et d’attention mutuelle, de décentrement de soi pour être sensible à la réalité des autres et vouloir leur bien. Finalement, si le Christ « nous amène tous ensemble à la vie éternelle », c’est parce que déjà les moines ne font qu’un ; les versets du chapitre déclinent à l’envi cette unité dans l’amour. Et cette unité s’enracine dans une préférence absolue du Christ, dans une unité avec lui. À nouveau nous constatons que l’agapè échangée par les frères, entre eux et avec le Christ, est une participation à l’agapè trinitaire : n’est-ce pas en cela que se résume l’expérience de la vie éternelle ? Nous y sommes déjà, en germe…

 

La pauvreté (surtout chap. 33 ; 54 ; 55)

Elle présente deux volets chez saint Benoît : tout recevoir du père du monastère, et ne rien s’approprier, sinon cela briserait la totale communion entre les frères, empêchant par là que ce soit réellement l’agapè qui circule entre eux et les unisse.

- Le fait de dépendre totalement de l’abbé, sur le plan matériel, place le moine dans la disposition foncière du Fils dans la Trinité : Il se reçoit du Père, dans son être et dans son action.

- Quant à la sévérité de saint Benoît envers toute manifestation du « vice de la propriété » (33), elle exprime à quel point le Patriarche exige que la communion soit totale entre les frères : le moindre acte de propriété retire l’objet en question à la communion des autres frères, par là son « soit disant propriétaire » abîme la qualité d’agapè de la communauté.

Pour vivre cela, on apprend à se contenter de peu (cf. les « il suffit de » dans les chapitres sur le repas ou les vêtements), mais en même temps l’abbé veillera à donner à chacun ce dont il a besoin (34 et 55), faisant preuve, ici encore, d’une remarquable sensibilité humaine. C’est vraiment l’agapè qui s’exprime là : la pauvreté du moine le rend dépendant à la fois du père du monastère, qui tient la place du Père, et de la bienveillance de l’ensemble des frères.

 

L’humilité (chap. 7)

OshikukuVoilà un thème central dans la RB. Saint Benoît y décrit un itinéraire de vie spirituelle qui culmine dans la perfection de l’amour (v. 67). Que signifie cette vertu pour le Patriarche ? Comment la décline-t-il ? Est-elle en lien avec l’agapè trinitaire que les autres chapitres de la Règle cherchent à favoriser ?

L’échelle de Jacob présentée en début de chapitre (v. 5-9) rappelle que notre vie est en contact avec Dieu. On descend sur cette échelle par l’élèvement et on y monte par l’humilité. Cette vertu nous rapproche donc de Dieu. Quand on se souvient de l’humilité du Fils de Dieu qui est « descendu jusqu’à nous », et « c’est pourquoi Dieu l’a souverainement élevé » jusqu’au Père (Ph 2, 6-11), on suppose qu’il y a là un rapprochement intéressant à faire. La comparaison des textes latins est frappante : La Vulgate disait de Jésus : Humiliavit semetipsum… propter quod et Deus exaltavit illum (Ph 2, 8-9). La Règle poursuit en précisant que, sur cette échelle, exaltatione descendere et humilitate ascendere (RB 7, 7). Dans les deux cas un parallèle est dressé entre l’humilité et l’exaltation. Pour la RB, on descend par l’exaltation personnelle, mais on monte par l’humilité. En Philippiens 2, Jésus s’est humilié et c’est pourquoi Dieu l’a exalté. On peut en déduire que Dieu lui-même exaltera l’homme/le moine humble, comme il l’a fait pour son Fils.

On en conclut que, pour saint Benoît, cette échelle représente probablement Jésus lui-même, à qui l’humilité nous assimile et en qui nous serons conduits jusqu’au Père. C’est dire qu’il nous introduit dans leur relation profonde, dans leur agapè. Mais il faut reconnaître que le Patriarche ne le dit pas explicitement, le thème est simplement sous-jacent.

Regardons ce qu’il en est des divers degrés de cette échelle.

– Le 1er degré demande de vivre sous le regard de Dieu, en renonçant à notre volonté propre pour que sa volonté se fasse en nous.

– Les 2e et 3e degrés consistent à imiter Jésus obéissant à son Père, à participer ainsi à son amour envers le Père.

– Le 4e invite à imiter le Christ dans les adversités et injustices.

– Le 5e recommande la transparence à son abbé, qui tient la place du Seigneur, mettant notre espérance dans la miséricorde divine.

– Le 6e insiste sur le fait de rester avec Dieu jusque dans les humiliations. Saint Benoît cite ici des versets de psaume empreints d’une grande confiance malgré l’épreuve. On y lit facilement l’état d’esprit de Jésus dans sa Passion auquel l’homme humble s’assimile.

– Le 7e précise que plus nous nous voyons petits et pauvres, plus nous sommes aptes à apprendre les commandements de Dieu, c’est-à-dire à vivre avec lui.

– Le 8e exige de se laisser conduire par le cadre de vie monastique : au-delà de la personne de l’abbé, c’est lui qui représente l’autorité pour le moine. En respectant ce cadre, c’est à Dieu qu’il adhère.

– Avec les 9e, 10e et 11e degrés, c’est l’esprit de silence qui est recommandé, afin d’éviter le péché et d’acquérir la sagesse. Saint Benoît veut maintenir le moine attentif à la voix intérieure de l’Esprit Saint… N’est-ce pas de cette source qu’émane l’agapè ?

– Enfin le 12e nous invite à imiter l’exemple du publicain qui, par son attitude et sa prière, se trouva justifié.

StBenoitIl me semble qu’à travers tous ces degrés d’humilité on peut déceler un thème commun qui les relie : il s’agit d’imiter le Christ, lui qui adhère parfaitement à la volonté de son Père, et cela jusque dans les humiliations, si difficiles à vivre pour nous humains ; Jésus se sait dépendant du Père, il se reçoit de lui, et demeure dans sa main en toutes circonstances. Le moine humble tend à mettre en œuvre, dans sa personne, cette attitude du Seigneur.

Puis saint Benoît conclut (v. 67-70) que cet itinéraire, cette identification au Christ, conduit à la perfection de l’amour de Dieu (ad caritatem Dei), la perfection de la charité, de l’agapè. En mûrissant, le moine agit de plus en plus par amour du Christ (amore Christi), ce génitif inclut une double signification : amour envers le Christ et amour venant du Christ. Cette dernière interprétation est d’ailleurs confirmée par la phrase suivante, qui exprime que tout cela est l’œuvre de l’Esprit Saint dans le moine. Il ne s’agit pas de tenir un comportement extérieur pour être humble, mais c’est la grâce de l’Esprit Saint qui nous identifie au Christ, et par là nous amène à des attitudes extérieures, au fur et à mesure que l’humilité et la charité grandissent en nous.

Cet itinéraire spirituel que saint Benoît décrit dans son chapitre 7 consiste à se laisser identifier de plus en plus à l’humilité du Fils de Dieu qui se reçoit totalement de son Père. Pour Jésus cette dépendance est immédiate, pour nous qui sommes pécheurs et sommes si facilement enclins à nous croire autosuffisants, au moins sur certains points, l’humilité passera par la lutte contre toute revendication d’autonomie, d’importance personnelle, sans pour autant nier la personnalité de chacun…

En s’identifiant à la dépendance de Jésus à son Père, le moine, par le fait même et grâce à l’Esprit Saint, entre dans leur relation, dans leur amour mutuel, dans leur agapè. Et dans la mesure où chaque frère tend à vivre cela, finalement, c’est toute la communauté qui devient lieu de communion, foyer d’agapè.

 

Conclusion

À travers tous ces grands thèmes de la Règle que nous avons parcourus, il semble bien que le chemin de la sainteté monastique soit celui d’une identification au Christ-Fils, pour pouvoir, en lui et par son Esprit, être introduit dans l’agapè trinitaire et en vivre. Si les moines se laissent habiter par l’agapè qui anime le Christ, alors la communauté constituera un foyer où l’on s’aide mutuellement à vivre cet idéal de communion, elle deviendra de plus en plus un authentique foyer d’agapè. Tel est le but final vers lequel saint Benoît construit sa vie monastique.

Toutes les vertus monastiques que la Règle cherche à susciter (obéissance, humilité, etc.) ne constituent pas un but en soi, mais un moyen pour acheminer le moine, en l’identifiant au Christ, vers une participation de plus en plus plénière à l’amour trinitaire.

Certes, Benoît ne le proclame pas à chaque page de sa Règle : il le dit expressément en conclusion du Prologue, puis se contente de discrets rappels, mais il est tellement imprégné de cette idée, qu’on peut la retrouver dans presque chaque chapitre ou chaque grand thème de la Règle.

Le dernier chapitre (73) donne bien l’intention de fond de l’ensemble de la RB : elle s’adresse à ceux « qui se hâtent vers la Patrie céleste ». Elle se décrit comme « une toute petite règle pour débutants », qui cherche à les éduquer à « faire preuve d’une certaine rectitude morale et d’un commencement de vie monastique ». Nous retrouvons là l’encouragement du Prologue à ne pas craindre « quelque chose d’un peu rigoureux qui fut imposé par l’équité pour corriger nos vices et sauvegarder la charité ». Voilà donc le but immédiat de la RB : mettre le moine en marche vers la charité, l’orienter dans ce sens, en commençant à lutter contre les vices qui nous obstruent le chemin.

Mais la finalité ultime ne s’arrête pas là, bien sûr, il s’agit de rejoindre la « Patrie céleste » qui ne consiste en rien d’autre que d’entrer dans la communion trinitaire, d’en vivre le plus tôt possible et le plus parfaitement possible. Cette finalité éclaire chacun des chapitres de la Règle, on peut dire qu’elle en est la clé d’interprétation la plus profonde.

 

[1] Congrégation pour les Instituts de Vie Consacrée et les Sociétés de Vie Apostolique.