La vie de communion fraternelle du monastère de Thiên An
Fr Jean de la Croix, osb, Thiên An - Viet Nam
1 – Introduction
Notre monastère bénédictin de Thiên An a le bonheur d’être situé sur le territoire de la province de Thừa Thiên-Huế depuis 1940. Je dis « qu’il a le bonheur » parce qu’au dire des gens « quel drôle de bonheur ! Pour quel avenir ! Quand on vit sur une terre aride où les chiens et les poules mangent les cailloux ». Huế est un territoire coincé entre deux cols, Ngang et Hải Vân, isolant Thừa Thiên-Huế du diocèse de Vinh et de celui de Đà Nẵng. Le diocèse de Huế est une bande de terre étroite coincée à l’ouest par la chaîne des montagnes annamites et à l’est par l’Océan Pacifique. La chaîne annamite atteint une altitude vertigineuse tandis que l’Océan Pacifique s’étend immense… comme le cœur de la mère. On est solitaire. À supposer qu’on s’assied adossé contre les montagnes, on ne peut étendre ses jambes, la mer l’interdit. Hélas ! On est obligé de replier ses jambes dans une posture de penseur ou de contemplatifs. Pour les Orientaux, la géomancie est de première importance, marquant le caractère et la personnalité de l’homme. Sous la pression des conditions environnantes la tension de l’âme crève. Le poète Thu Bồn a écrit : « La rivière aux rebours ne coule pas, la rivière creuse le lit, elle est profonde ». Il en est ainsi de notre fondé culturel. C’est la raison pour laquelle j’ai dit « favorisé de bonheur » en parlant du monastère. A y repenser, n’est-il pas le bonheur pour les communautés de contemplatifs ?
2- Le regard du dehors
Oui, c’est vrai, il y a du bonheur ! Chaque année à la période de faire les vœux et les professions, qui tombe le 6 août, à la fête de la Transfiguration de Notre Seigneur sur le Mont Thabor, les intéressés et bienfaiteurs arrivent à flots, les uns après les autres ; s’y ajoutent les paroissiens, les religieux, les prêtres diocésains ou de différentes Congrégations, qui affluent au monastère pour participer à la messe des professions solennelles des moines de Thiên An. Ensuite, il arrive sans doute qu’au cours de la messe, certains, touchés de voir le « spectacle » des profès s’avancer pour s’engager, laissent tomber les larmes aux cérémonies des professions solennelles (Ps 132, 1). Et après la messe nous entendons souvent dire, les yeux perlés de larmes : « Quel bonheur mon père, c’est magnifique le spectacle de la vie communautaire des frères au monastère. Puis-je vivre ici avec vous ? Ce serait par bonheur des trois générations de mes devanciers. C’est déjà paradisiaque ».
Oui, objectivement, vue de l’extérieur la vie des pères et des frères sur ce mont de Thiên An, c’est bien le paradis dans le monde mais pour qui le veut, allez, essayez. C’était vrai pour les observateurs. Pour créer ce paradis, il est requis à chaque moine d’y mettre toute sa vie.
3 – Les formes représentatives de la vie fraternelle du monastère de Thiên An
Et voilà, tous les jours se ressemblent, la vie de Thiên An se déroule au cloître, sous les cimes vertes de nombreuses rangées d’arbres fruitiers et de pins se dressant droits, frissonnant avec des murmures du vent. À quatre heures moins cinq on se lève pour réciter l’office et faire oraison à la chapelle. Vient ensuite le travail manuel et intellectuel, après cela on revient à la chapelle. Ensuite on va au réfectoire, puis en classe avant de revenir à la chapelle ; on va à la salle du chapitre, enfin on regagne les cellules en priant avec des oraisons jaculatoires : « Maintenant ô Maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s’en aller en paix… ». Et on tombe dans un sommeil profond. C’est un horaire harmonieux entre prière, travail, et repos comme le voulait saint Benoît. C’est un horaire simple. Pourtant quand il se répète sans cesse, il devient monotone. C’est le caractère monotone qui devient un lourd fardeau. La véritable vie communautaire est un essor qui se réalise grâce aux efforts pour surmonter cette monotonie, pour apporter aux frères un zèle de nuances nouvelles, nettement nouvelles car placées sous la couleur éclatante de l’amour du Christ. Nous nous exhortons souvent afin d’être présents là où il faut : à la chapelle aux heures de l’office et de la messe, au réfectoire pour les repas pris en commun, et toujours au chapitre pour partager pas à pas les expériences de la marche communautaire.
La communion fraternelle découle du mystère de l’union trinitaire, actualisé sur l’autel pendant la messe, qui est le centre et la source de la communion fraternelle dans la communauté. Seul l’amour émanant de Dieu peut purifier et rendre libre le cœur de chaque membre de la communauté dans la liberté des enfants de Dieu. Au contraire, l’amour charnel rend esclave l’objet aimé, le possédant comme une « chose ». Autrement dit, la communion fraternelle se passe entre des personnes humaines, non entre des choses ou des objets. C’est pourquoi Saint Benoît demande à ses enfants « de s’acquitter entre eux de la dette de l’amour chaste » (RB. 72, 8). Un amour véritable exige qu’on respecte la personne aimée, et qu’on la fasse grandir sur tous les plans. Je suis incapable de l’accomplir si je ne suis pas en communion avec Dieu. Pour cela, les deux sacrements que le moine doit fréquenter, ce sont l’Eucharistie et le sacrement de Réconciliation.
Au chœur, comment pourrais-je chanter des polyphonies en harmonie avec mes frères sous la baguette prodigieuse du chef d’orchestre talentueux qui est le Christ, si la vie individuelle de chacun de nous hors de la chapelle n’était pas en accord parfait avec le rythme de vie en commun avec la communauté ? Comment les gens de l’extérieur pourraient-ils entendre, comprendre et apprécier nos chants à l’heure de nos offices divins, les paroles de l’Eglise, les paroles du Christ, si chacun des moines vivait à sa manière sans être au même rythme que ses frères ? Voilà, dans la messe, ce que Dieu nous a préparé, de même, à notre tour, nous devons le donner à nos frères. C’est pourquoi la table au réfectoire a une signification particulière, et saint Benoît impose une punition au retardataire à la chapelle comme au réfectoire. Pour lui, la chapelle et le réfectoire sont deux endroits pour manifester la communion fraternelle de la communauté ; dans un sens, c’est bien haut et profond, dans un autre, c’est bien large et long. La première dimension est de Dieu, très haut, transcendant et la deuxième dimension c’est avec les frères. On pourrait dire qu’à la chapelle on mange et boit le Corps et le Sang de notre Seigneur Jésus et au réfectoire, la sueur et les larmes de nos frères, en bref, « qu’on se mange » !
Les Vietnamiens sont très réalistes. Nous commençons tout par un repas : manger pour travailler, manger pour faire les études, manger pour jouer, manger pour dormir, manger pour pratiquer le jeûne, manger et se vêtir, manger et parler, manger au Nouvel An, manger aux banquets des noces, manger les aumônes, les idées se mangent, manger pour réclamer de payer les dettes, manger au vol… Manger devient un préfixe pour environ 160 mots dans notre langue. On en fait la liste ainsi pour dire l’importance des repas pour la mentalité vietnamienne : « Dĩ thực vi thiên », manger est placé en première place. Sur ce point coïncident la culture évangélique et la spiritualité de saint Benoît ou culture bénédictine. Parmi ces mots, il y a celui de « manger au Nouvel An ». C’est ici que je voudrais faire ressortir le trait de la beauté nouvelle du moine bénédictin de Thiên An. A chaque époque du retour du printemps nous avons l’habitude de faire des gâteaux de riz gluant pour se régaler au Nouvel An. A un jour convenable, après l’étape des préparations des matériaux, nous tous, grands, petits, supérieurs et inférieurs, qu’on sache le faire ou non, sans exception de personne, tous nous faisons ce que nos ancêtres ont confectionné depuis les temps reculés et transmis jusqu’à maintenant. Œuvres de mains habiles comme à coup d’essai, les gâteaux faits tant bien que mal sont multiformes : il y en a de gros, de minces, de grands, de petits, de trop longs et d’autres tout courts, il y en a de trop denses et d’autres creux… Mais tous ont été faits de la main des moines de Thiên An. Ils enveloppent les états d’âmes et représentent la capacité de chacun des frères. Autrement dit, l’œuvre réalisée porte l’empreinte de son auteur. C’est riche d’idées n’est-ce pas ? Oui, ça, c’est la communion fraternelle. C’est l’originalité de chaque individu qui fait que nous sommes des HOMMES, véritablement des personnes humaines. Outre les valeurs de personnes humaines, le gâteau représente notre culture humaine : vivre la morale de piété filiale. Le gâteau de Têt (Nouvel An) est symbole du respect et de la reconnaissance que les descendants doivent à leurs ancêtres, à leurs parents, en remontant jusqu’à la source qui est Dieu.
C’est juste de dire que la communion fraternelle se manifeste en trois endroits : la chapelle, le réfectoire et la salle du chapitre. Mais encore dans les divertissements : volley-ball, football, ou jeu d’échecs. Pour toute compétition, il y a vainqueurs et vaincus. Dans l’un et l’autre cas, ce ne sont pas des critères pour apprécier le moine joueur. Ce qui importe, c’est que dans le jeu se manifeste la fraternité.
4- Spiritualité de vivre la communion fraternelle
De temps en temps, il y a des visiteurs qui viennent au monastère et ils posent cette question : « Le Dieu que vous adorez et cherchez, que vous proclamez tout puissant et Dieu d’amour, pourquoi a-t-il laissé s’abattre sur les innocents et les honnêtes gens tant de malheurs ? Est-il vrai que vous l’avez professé sans conviction ? ». C’est très difficile de répondre à de telles objections, n’est-ce pas ? En vérité, je pourrais dire que dans ces situations, je tremble en avouant : le Dieu que j’adore a été fait homme, et maintenant il est présent dans le sort des souffrants innocents et honnêtes dont vous parlez. Oui, notre Dieu adoré et cherché s’incarne dans chacun des êtres humains ; « Je suis Jésus, celui que tu persécutes » (Ac 9, 5). Mon itinéraire dans la vocation du monastère bénédictin c’est de découvrir le visage de Dieu dans chaque personne, dans chacun des frères vivant avec moi. En apprenant à voir Dieu chez les autres, je découvre ma propre PERSONNE, l’homme créé par Dieu, à son image, qui lui ressemble (Gn 1, 26). Pour moi, devenir saint, c’est devenir homme, c’est chercher et vivre L’HOMME en majuscule !
Ici, je pense au bonze Minh Đức, poète et calligraphe célèbre. Considéré du point de vue de l’âge et de compétence bouddhique, il est déjà parmi les rares septuagénaires. Pourtant il a écrit une phrase qui m’a frappée : « Une vie est fatigante même sans marcher, à écrire toujours le mot “homme”, la main tremble. » Au sens du calligraphe, toujours écrire veut dire toujours recommencer à faire l’homme. Pour lui, bien que septuagénaire, il trouve encore que c’est difficile. Difficile parce que devenir homme équivaut à devenir Bouddha, et selon les catholiques, devenir un avec Dieu.
L’Evangile dit : « Heureux les cœurs purs, ils verront Dieu ! » (Mt 5, 8). L’itinéraire de découvrir Dieu chez l’homme est aussi un processus de purification du cœur, c’est un itinéraire pour s’humilier. Le moine doit apprendre chez le Christ jusqu’à ce que son cœur soit « immaculé », pour qu’on puisse se donner « un amour fraternel chaste », comme le recommande saint Benoît. Le processus de s’humilier rendra le cœur du moine pur. L’itinéraire de s’humilier ôtera au moine l’attachement aux créatures. Alors seulement on comprend pourquoi saint Benoît comme plus tard le Père Casaretto (1810-1878) le réformateur, le fondateur de la Congrégation Subiaco, a insisté sur la pauvreté et la mortification dans la vie commune et depuis lors, notre Congrégation de Subiaco pratique le rite de prêter serment de vivre en communauté, basé sur la règle de saint Benoît (cf. chapitre 33).
En résumé, la spiritualité de la communion fraternelle est une trajectoire marquée par l’humilité personnelle, acceptée, volontaire à l’exemple du Christ, c’est le processus de purification du cœur pour découvrir Dieu chez l’HOMME, homo-Deus. La Règle de St Benoît porte le cœur humain à s’identifier avec le cœur de Notre Seigneur Jésus Christ, et ainsi le cœur du moine, battant au même diapason avec le Cœur du Christ, peut s’adapter à toutes formes de culture.
5- Ephata ! (Mc 7, 34)
Grâce à Dieu, qu’on ouvre son cœur aux frères, c’est-à-dire qu’on mette notre confiance en eux : les considérer comme bons, comme les coadjuteurs que Dieu a mis à mon côté pour m’aider à parvenir au Ciel. Croire en quelqu’un, c’est le faire « grandir », et grandir soi-même. Quel malheur de vivre avec un méfiant ! Vous irez de mal en pis et de même encore plus sûrement votre frère. Par la confiance mutuelle, on crée une bonne communauté.
La communauté actuelle est assez nombreuse, à peu près 90 moines vieux et jeunes. Le décalage entre vieux et jeunes est net, étant donné 21 ans d’absence continuelle de vocations (1967-1988). Pourtant cela ne fait absolument pas de difficulté pour vivre ensemble. D’ailleurs les premières générations sont maintenant à l’âge de 80 ou 90 ans. N’est-ce pas là le phénomène de la pleine lune devenu croissant ? Le vieux redevenu enfant ? Oui, mais le rajeunissement des moines âgés n’est pas comme la puérilité des adolescents, mais la jeunesse qui ne vieillit jamais chez les enfants de Dieu le Père, qui est un printemps éternel. Cheminant vers l’humilité, le cœur du moine est libéré, rendu libre, s’adapte suivant les circonstances, à temps et à contre temps pour pleurer avec ceux qui pleurent, se réjouir avec ceux qui sont dans la joie ; on sait être jeune avec les jeunes, vieux avec les vieux, pour devenir tout pour tous.
La vie fraternelle, d’après la Règle de saint Benoît et les préceptes de l’Evangile, encourt le risque d’être piétinée, si jour après jour chaque membre de la communauté ne laisse pas son cœur se purifier, ne prend pas conscience de la raison pour laquelle il est au monastère. Jour après jour le moine s’efforce de ne pas transformer sa cellule en trésor de biens temporels pour ne pas laisser la porte de son âme fermée hermétiquement. Il faut l’ouvrir à la lumière, à Dieu et aux frères.
6- En guise de conclusion
De temps en temps j’entends chanter ces vers descriptifs du monastère de Thiên An :
Thiên An est beau, poétique
Thiên An est romantique comme dans les rêves
Thiên An est vide aux deux bouts.
Suite aux deux vers descriptifs réalistes le vers suivant est un « rigolo » riche de significations : « vide » aux sens des Huéens signifie pauvre. Beau, poétique, romantique comme dans les rêves mais pauvre ! Oui, rien n’est satirique, être moine c’est être pauvre ! La pauvreté du moine c’est le détachement des créatures, il faut « vider » son cœur. Tao Te King dit : « C’est pourquoi le Saint-Homme a pour règle de faire le vide dans le cœur » (ch 3). Or être vide, c’est se laisser libre, se laisser ouvert autant que possible, et c’est là la signification délicate du terme « Thiên An vide des deux bouts ».