Homélie pour les funérailles du P. Marie-Bernard de Soos
par P. David Tardif d’Hamonville, osb, Abbé d’En-Calcat
Deux mots refrains ont scandé notre évangile : CONNAÎTRE et FAIRE CONNAÎTRE.
Jésus a voulu FAIRE CONNAÎTRE ce Père incomparable que lui-même CONNAISSAIT incomparablement, et, à l’heure du passage, il se tourne encore vers lui, il le prie encore.
Tel fut bien l’axe majeur de la vie de notre frère Marie-Bernard : CONNAÎTRE et FAIRE CONNAÎTRE Jésus le Christ, et l’Evangile, et toute la Bible, et Dieu. C’est bien cela qui l’a animé, ici jusqu’au dernier jour, quand il se donnait sans compter pour rencontrer nos frères et sœurs Oblats –et bien d’autres personnes, et quand il préparait longuement conférences et retraites. Ce lien aux laïcs avait déjà une grande importance au Togo où le Père Marie-Bernard suscita les Oblats bénédictins. Je sais qu’ils s’unissent à nous aujourd’hui de tout leur cœur !
Comme Jésus conduisait ses disciples au Père, Père Marie-Bernard ne voulait pas conduire les autres à lui, mais à un autre, vers un autre, Celui qu’il aimait et qu’il voulait faire connaître, le Christ
Pour faire connaître quelqu’un, le préalable obligé est de bien le connaître soi-même ; aussi Père Marie-Bernard ne cessa-t-il jamais de chercher, d’étudier, de prier. Il y a un mois, lorsque trois sœurs de Dzogbégan (S. Jean-Baptiste, S. Scholastique et S. Gertrude) sont venues le rencontrer ici avec ff. Joseph, Innocent et Cyprien qui sont parmi nous, elles lui ont demandé : « Abba, donnez-nous une parole ! » Il leur a répondu : « Cherchez sa face, cherchez le visage de Jésus », rien d’autre ! Ce fut son dernier mot !
C’est exactement ce que vit le moine : il voudrait bien faire connaître Jésus Christ au monde entier, mais il sait trop bien qu’il ne le connaît pas encore suffisamment, qu’il a encore tout à apprendre, aussi reste-t-il indéfiniment sur les bancs de l’école, une école qui, par chance, ne délivre jamais aucune sorte de diplôme… Alors, on y reste, on redouble la classe, on triple, on cherche seulement à connaître un peu mieux !
Ce n’est pas du temps perdu puisque, comme le dit Jésus dans notre évangile : « La vie éternelle, C’EST DE TE CONNAÎTRE… »
Le point d’arrivée n’est pas différent du point de départ !
Une seule chose compte alors ! C’est de prendre le départ, de se mettre en route pour de bon, comme Abraham !
Père Marie-Bernard a pris le départ très jeune, avec détermination, avec sérieux. Mais il ne se doutait pas alors qu’il aurait à prendre plusieurs départs, qu’il aurait souvent à partir, et même à devenir pour un temps un moine toujours sur le départ, abonné aux vols longs courriers, pendant ces quinze années de l’AIM où il parcourut le monde.
Le départ le plus inattendu, et qui a bouleversé sa vie, fut incontestablement celui de janvier 1961, quand le Père Germain l’envoya fonder au Togo, avec le F. Serge comme seul compagnon. Il avait 36 ans…
Drôle de vie que celle de moine : en théorie la plus stable possible, la plus dénuée de changement, mais en pratique capable d’exposer à de tels bouleversements, de telles aventures !
La vie monastique s’implanta au Togo comme une petite bouture étrangère qu’elle était, elle s’enracina lentement, difficilement ; les renforts n’arrivèrent qu’au compte-gouttes. Quand au bout de vingt ans, en 1981, il fut demandé au Père Marie-Bernard de repartir, beaucoup de choses étaient en place, mais la communauté africaine était loin d’être constituée ! Les choses venaient à peine de commencer sérieusement, avec l’année saint Benoît, un an plus tôt : les frères avaient sillonné le pays pour faire mieux connaître la vie monastique, et les vocations commençaient seulement à affluer.
Alors on peut comprendre que ce départ-là fut très rude.
« Quitter la maison de son père », c’est déjà beaucoup, surtout quand les racines familiales sont fortes et belles, mais quitter ce qu’on croit être SA propre maison, celle qu’on a bâtie de ses mains, de sa tête, de son cœur, de tout son être ! Dieu demande souvent cela aux fondateurs : pour transmettre pleinement la vie, il faut être capable de couper tous les cordons par lesquels on a soi-même nourri un enfant ; il faut le rendre libre de soi-même. Aujourd’hui, trente ans plus tard, l’enfant est grand, la communauté de Dzogbégan est devenue une abbaye de plus de trente moines, 100 % africaine !
Père Marie-Bernard est retourné plus d’une fois au Togo, notamment pour les obsèques du Père Abbé Mawulawoè, en 2006, puis pour la bénédiction abbatiale du Père Abbé Théodore, un an plus tard. J’ai eu la joie de l’accompagner à cette occasion, et je me souviens de l’évêque de Kpalimé, Mgr Benoît Alowonou, qui, pendant la messe solennelle de la bénédiction, l’a salué par un verset du Ps 91 : « Vieillissant, il fructifie encore ! », avec un grand rire admiratif !
De fait, quand il quittait Dzogbégan en 1981, il était loin d’avoir fini de porter du fruit. Comme secrétaire général de l’AIM, au service de la vie monastique dans les pays de jeune chrétienté, il allait donner encore beaucoup…
Père Marie-Bernard, en 1998, vous êtes reparti une dernière fois ; il s’agissait de reprendre le départ là vous aviez commencé, à En Calcat. Vous avez hésité. De votre propre aveu, ce redépart-là vous a beaucoup coûté. « Comment peut-on renaître, quand on est vieux ? » La communauté avait beaucoup changé, vous aviez changé, le monde avait changé…
Pourtant vous avez pris ce risque, parce que Jésus et l’Evangile n’avaient pas changé.
Père Marie-Bernard, en prenant aujourd’hui le grand départ, vous nous laissez votre passeport, celui qui est valable pour tous nos départs : « Cherchez sa face, cherchez le visage de Jésus ! »
Continuez à guider notre regard vers l’Ascension, vers Celui qui nous attire à lui, irrésistiblement. Aidez-nous à garder le cap. Priez pour nous ! Amen.