Notes sur la communion monastique
en Amérique latine et aux Caraïbes
Guillermo L. Arboleda T., osb, Abbé du monastère Santa Maria de la Epifanía,
Guatapé - Colombie
Grâce à sa bonne connaissance du monde monastique en Amérique latine et aux Caraïbes, Dom Guillermo nous redit combien l’AIM est au service d’une communion monastique universelle.
La célébration du jubilé de l’AIM est une occasion privilégiée de « faire mémoire » et de rendre grâce, de chanter Alléluia pour l’œuvre salvatrice du Seigneur à travers l’organisme de la Confédération bénédictine, qui rassemble aussi nos frères cisterciens, en faveur des communautés monastiques de tous les continents. S’il fut initialement un secrétariat des missions, un « Appui à l’implantation monastique », son évolution, en passant par l’étape d’« Aide Inter-Monastères », pour se définir finalement comme « Alliance Inter-Monastères » permet d’affirmer que l’AIM a été un canal privilégié de la Providence du Seigneur pour tous les monastères de la Confédération bénédictine et des Ordres cisterciens, dans le monde entier, pour l’expérience de communion monastique universelle qu’elle a favorisée, et pas seulement pour ceux au service desquels elle a été créée. Voilà ce que me suggère d’entrée le thème central de cette célébration : « De l’aide à l’alliance… » Et si nous faisons mémoire, si nous rendons grâce, c’est avec le désir de rester fidèles à l’impulsion de l’Esprit. C’est pour cela que se pose la question du rôle aujourd’hui de cet organisme de notre Confédération.
Le secrétariat de l’AIM existe en fonction des communautés monastiques, il anime et rend effective la communion entre celles-ci, moyennant des services très concrets en faveur des monastères les plus nécessiteux. Nous, les moines et les moniales d’Amérique latine et des Caraïbes membres des communautés bénédictines et cisterciennes, nous avons parcouru un chemin de communion au cours de ces cinquante dernières années, et nous avons compté sur l’appui du secrétariat de l’AIM ; et celui-ci, pour sa part, a mûri dans son identité jusqu’à se définir comme « Alliance Inter Monastères », en interaction avec les monastères de notre continent, ainsi qu’avec les communautés monastiques des autres latitudes.
J’ai été invité à cette célébration jubilaire pour parler de la vie monastique en Amérique latine et aux Caraïbes et je me sens le porte-parole de tous les moines et moniales pour dire Merci ! Merci à Dieu et aux frères et sœurs qui, à travers l’AIM ont accompagné et appuyé notre vie monastique latino-américaine et caribéenne. Je ne sais pas si je pourrai me considérer comme leur porte-parole de tous, dans les paroles que je vais prononcer ; non assurément, car il est impossible que l’appréciation d’une seule personne exprime le sentiment d’une communauté si vaste et si diverse. Pour que mes propos soient un peu plus objectifs, j’ai demandé aux présidents des trois régions monastiques et à quelques autres moines et moniales de me donner leur opinion sur la situation actuelle de nos communautés.
Comme l’indique le titre donné à mon intervention, je présenterai quelques « notes » sur l’expérience de communion entre les monastères d’Amérique latine et des Caraïbes, que l’AIM a animée et accompagnée au long de ces 50 années. Mon apport n’aura pas la rigueur d’un document académique et encore moins statistique ; je mettrai en évidence quelques moments particulièrement significatifs du chemin parcouru par l’alliance monastique en Amérique latine, car il s’agit en effet de faire mémoire pour remercier.
1. HIER
En premier lieu, il est nécessaire de présenter les trois groupements qui réunissent les communautés monastiques bénédictines et cisterciennes d’Amérique latine et des Caraïbes : SURCO, CIMBRA et ABECCA. Un bref regard sur leurs débuts permettra d’évaluer le processus de communion qui nous intéresse.
La vie de la « Conférence des communautés monastiques du Cône Sud » – SURCO – a pris naissance en 1966(1). Le Père Santiago Veronesi, Prieur du monastère du Cristo Rey, à Tucumán, Argentine, a invité les Supérieurs bénédictins et cisterciens d’Argentine, du Chili et d’Uruguay, pour étudier les nouveaux chemins que le Concile ouvrait à la vie monastique(2). Réunis au monastère de Santa Maria de los Toldos, du 3 au 5 mars de cette année 1966, ils se sont mis aussi d’accord pour rechercher une forme d’union entre les communautés bénédictines et cisterciennes ; et il est significatif qu’apparaisse déjà cette tension entre autonomie et association, si constante dans la tradition monastique, puisqu’on plaide pour « une union dynamique où chaque monastère conservera sa liberté mais où l’on unifiera les efforts dans un idéal commun »(3). Dans les chroniques de cette rencontre, on peut aussi percevoir qu’on ne connaissait pas bien l’AIM, puisqu’on discutait de la possibilité de s’associer à cet organisme de la Confédération ; dans cette discussion, certains envisageaient avec optimisme le recours à l’AIM, tandis que « d’autres se montraient réticents, car ils craignaient d’être liés à une autorité lointaine qui ne connaissait pas suffisamment nos problèmes (sans comparaison avec ceux d’Afrique), et dont le domaine de compétence et d’ingérence dans les questions internes n’était pas juridiquement clair »(4).
Lors de la deuxième réunion des Supérieurs, qui s’est tenue au monastère du Cristo Rey, à Siambón, en Argentine du 20 au 24 juin 1967, où était présent un délégué de l’AIM, le P. Pablo Gordan osb, on a créé, sur le conseil de ce dernier, une « Conférence des Supérieurs monastiques du Cône Sud ». Lors de la quatrième rencontre, réalisée du 17 au 21 novembre 1969, au monastère de la Santísima Trinidad de las Condes, au Chili, après qu’on eût accordé un droit de vote décisif aux délégués qui accompagnaient les Supérieurs, la conférence n’a plus été uniquement celle des Supérieurs, et on a opté pour la dénomination de « Conférence des communautés monastiques du Cône Sud »(5), dénomination qu’elle a gardée jusque maintenant.
La conférence d’échange monastique du Brésil – CIMBRA. Elle a débuté en 1967, exactement lors de ce qu’on a appelé la « Rencontre de Morumbi », dont on parlera plus loin. Dom Basilio Penido osb, nous met au courant des difficultés du début, car dans la Congrégation du Brésil, on ne savait pas quelle direction prendre face au mouvement de communion suscité par le Concile. Certains se montraient méfiants à l’égard des changements occasionnés par celui-ci. « Ils se méfiaient spécialement des nombreuses réunions qui commençaient à se faire à cette époque, craignant que celles-ci stimulent les réformes »(6) ; et pendant le Congrès des Abbés de 1967, immédiatement après la « Rencontre de Morumbi », le groupe du Brésil a vécu sa première grande crise et a presque succombé à la tempête, mais finalement, on a réussi à mettre sur pied la consolidation initiale de CIMBRA. « Certains parmi les principaux Supérieurs du Brésil se méfiaient du genre d’association que l’on pensait former. Ils disaient avec la plus grande sincérité que ces réunions et la formation d’une association étaient non seulement inutiles mais qu’elles tendraient à réduire - ou du moins à diminuer – la force du principe d’autonomie des monastères, si caractéristique de l’esprit bénédictin »(7). Finalement, après beaucoup de tensions et de discussions, on est parvenu à donner une forme à CIMBRA, qui fut initialement une « commission » étant donné les craintes signifiées, et qui, en 1977, prit le nom de « Conférence ».
L’Association Bénédictine et Cistercienne des Caraïbes et des Andes – ABECCA – a été la dernière des trois à se constituer. Dans l’histoire écrite par le P. Jesús María Sasía osb, qui recouvre la période qui va de 1975 à 2000(8), son auteur présente le 22 juillet 1976 comme date exacte de fondation, lors de la première assemblée formelle de l’association, au monastère de Tibatí, à Bogotá, en Colombie ; les statuts ont été approuvés à cette réunion. Mais cette date fut l’aboutissement d’un processus qui a démarré en même temps que ceux de SURCO et de CIMBRA. En présentant les origines de la UMLA, Dom Basilio Penido signale la présence au Congrès des Abbés de 1967 du Prieur Plácido Reitmeier du monastère de Tepeyac au Mexique, qui était présent à toutes les réunions du groupe latino-américain et qui, après le congrès, mit en marche l’Union Bénédictine des Caraïbes(9). A la deuxième rencontre monastique latino-américaine, au même monastère de Tibatí, organisée par les communautés du Mexique et de Colombie, se cristallisa le projet de l’association des Caraïbes et des Andes, et il faut dire que celle-ci avait initialement une portée plus large, car on parlait de la constitution d’une pré-congrégation. Bien qu’on ait continué pendant plusieurs années, dans toutes les assemblées de l’association, à envisager la possibilité d’une Congrégation indépendante, celle-ci ne s’est jamais formée, mais on a assisté par contre à la consolidation du groupe ABECA, qui incluait depuis le début les monastères bénédictins et cisterciens de la région, mais qui seulement en 1993, à l’occasion de la VIIIe assemblée célébrée à Puerto Rico, a ajouté la lettre « C » à son sigle, pour que soit plus explicite la présence cistercienne.
Les trois groupements monastiques du continent, depuis leur création, ont organisé des rencontres et des assemblées avec une très bonne fréquence, et, on peut dire, avec une dynamique plus régulière dans les zones de SURCO et de CIMBRA, car ces groupes ont une homogénéité et une proximité culturelle plus grande ; dans la zone d’ABECCA, on a rencontré plus de difficultés pour atteindre une telle régularité et obtenir une large participation aux assemblées et aux autres activités ; et c’est bien explicable, étant donné l’étendue de la zone géographique et une plus grande diversité culturelle, y compris linguistique (espagnol, anglais, français). Cette situation a suscité des initiatives alternatives qui ont aidé sur ce chemin de communion. Ainsi, par exemple, il existe au Mexique la UBC (Union Bénédictine et Cistercienne), qui s’est appelée avant UBM (Union Bénédictine Mexicaine) et qui réalise des activités périodiques surtout dans le domaine de la formation ; également dans les années précédentes se sont réalisées quelques rencontres dans la région bolivarienne, et au niveau national en Colombie et dans d’autres pays de cette région.
En concluant la troisième rencontre monastique latino-américaine à Buenos Aires, en 1978, Dom Basilio Penido proposa de créer l’organisation qui réunirait les trois groupes monastiques déjà existants, et c’est ainsi qu’on commença à parler de la UMLA : Union Monastique Latino-Américaine, dont la présidence est rotative tous les quatre ans entre les présidents des trois régions, avec la responsabilité de convoquer et d’organiser la Rencontre Monastique Latino-Américaine (EMLA) aussi tous les quatre ans et à partir de cette année 1978(10).
Déjà à partir du congrès des Abbés en 1966, où a été approuvée l’existence du secrétariat de l’AIM, de nombreux Supérieurs latino-américains qui se rencontraient pour la première fois, encouragés par les nouvelles sur la rencontre panafricaine de Bouaké en Côte d’Ivoire, en 1964, ont voulu faire la même chose en Amérique latine, et ils ont créé à cette occasion une petite commission chargée de promouvoir le dialogue et les échanges entre les divers monastères et qui a animé l’organisation d’une rencontre monastique latino-américaine au Brésil ; celle-ci s’est réalisée entre le 31 août et le 5 septembre 1967 à São Paulo, dans la maison de retraites du monastère de São Geraldo, et qui est connue dans l’histoire de la UMLA comme « la Rencontre de Morumbi ». Cette réunion n’a pas été cataloguée comme première EMLA (rencontre monastique latino-américaine) parce que la majorité des participants étaient du Brésil et qu’il n’y en avait que sept venus des autres pays latino-américains ; mais ce fut bien la première réunion de CIMBRA et une réunion « préalable » des EMLAs, qui selon les paroles de Dom Basilio Penido :« détermina l’avenir du monachisme en Amérique latine »(11).
Pendant le congrès des Abbés de 1970 à Rome, l’Abbé de Floris, président de l’AIM, parla des rencontres entre les monastères d’Afrique et d’Asie qui devaient se tenir dans un avenir immédiat. Lors d’une des sessions qui suivirent cette intervention, Dom Basilio Penido, alors Abbé de Olinda, au Brésil, interpela l’assemblée en demandant quand aurait lieu la réunion des monastères d’Amérique latine. Son appel fut applaudi, surtout par les Supérieurs latino-américains, et appuyé immédiatement par l’Abbé primat Rembert Weakland, qui promit d’assister à la réunion qu’il espérait voir se réaliser rapidement. Au cours du même congrès, les Supérieurs latino-américains décidèrent que la rencontre se tiendrait à Rio de Janeiro en 1972. Effectivement, entre le 22 et le 30 juillet de cette année, fut célébrée la première rencontre monastique latino-américaine (EMLA) (12).
Le moment que je viens de rappeler est particulièrement significatif dans l’histoire des relations des monastères d’Amérique latine avec l’AIM, parce qu’en lui confluent le processus que vivaient déjà les premiers à la recherche de chemins d’union entre eux, et la jeune expérience du secrétariat dans son aide aux monastères d’Afrique et d’Asie, ouverte également aux monastères latino-américains.
Le chemin de la communion monastique sur le continent s’est consolidé au fil des rencontres des communautés dans chacune des régions et des réunions continentales (EMLAs) ; je concentrerai mon attention sur ces dernières en présentant quelques « notes » sur cette marche vers la communion, où la présence et l’appui de l’AIM ont été constants.
Dans la chronique de synthèse de la 5e EMLA célébrée à Mexico en 1986, le Père Martín de Elizalde osb, ancien Abbé de Luján, aujourd’hui évêque de Nueve de Julio en Argentine, affirme :
« Les rencontres monastiques latino-américaines en sont venues à faire partie de notre vie de communion. Dès la première rencontre, célébrée à Rio de Janeiro en 1972, se pose la question de l’unité d’une recherche réalisée sous des formes diverses, en un partage d’espérances et d’aspirations […] elles se convertissent en un forum plus large, grâce à la participation de l’Abbé Primat de la Confédération bénédictine, la collaboration en tous ordres du secrétariat général de l’AIM, la présence de quelques Supérieurs et Supérieures des maisons fondatrices d’Europe et d’Amérique du nord »(13).
Poussés par l’Esprit du Seigneur à travers la nouvelle conscience ecclésiale suscitée par le Concile Vatican II, les moines et les moniales du continent latino-américain se sont sentis aussi pressés dans la recherche de chemins de communion entre eux et avec toute l’Eglise. Dès la première EMLA à Rio de Janeiro en 1972, tous les assistants ont expérimenté la rencontre avec la diversité. Appartenant à différentes Congrégations fondées par des monastères européens et nord-américains, celles encore jeunes d’ABECCA et de SURCO, et celles de longue tradition du Brésil, les moines et les moniales savaient ce qu’étaient le pluralisme et la diversité, mais ils expérimentèrent une chose toute différente dès l’instant de leur reconnaissance initiale, quand se rencontrèrent des moniales avec leur coiffe traditionnelle, des moines avec des mini-habits aux couleurs variées, des Abbés vénérables vêtus d’habits complets aux brillants pectoraux avec des sœurs en vêtements civils (boucles d’oreille comprises) ; oui, une rencontre avec la diversité : des hommes et des femmes, des communautés contemplatives et d’autres avec des activités tournées vers l’extérieur du monastère, des moines et des moniales engagés socio-politiquement et d’autres opposés à cela, des jeunes et des anciens, des petites et des grandes communautés. Pour tout cela, au terme de cette première réunion continentale, on a pris conscience de la difficulté, bien plus, de l’impossibilité d’élaborer des conclusions qui rassembleraient les rapports et les contributions des travaux de chaque groupe, ce qui motiva l’intervention consolatrice de l’Abbé primat Weakland : « A nous, les bénédictins, il nous semble presque impossible d’arriver à des conclusions. Ce pluralisme est une richesse. C’est magnifique d’être réunis et d’avoir quelque chose à discuter en commun, même si on n’arrive à ne rien conclure »(14).
Les premières EMLAs furent spécialement intenses, à cause de la nouveauté de cet événement dans le monde monastique latino-américain, mais aussi de l’ambiance générale vécue par l’Eglise du continent après la 2e Conférence générale de l’épiscopat à Medellín.
Le discernement des évêques sur « L’Eglise dans la transformation actuelle de l’Amérique latine à la lumière du Concile », avec les options prises à cette occasion, constitua une autre impulsion spéciale de l’Esprit, dont la secousse atteignit de façon particulière les moines et les moniales. La thématique générale des rencontres révèle cette préoccupation pour une implication de la vie monastique dans « l’aujourd’hui » du continent(15). Mais aussi, en regardant la liste des thèmes on perçoit l’état d’esprit des moines et des moniales pressés de répondre aux défis ecclésiaux après le Concile et la conférence de Medellín ; c’est pourquoi ils paraissent ne vouloir laisser de côté aucun aspect de leur vie pour l’examiner, au vu de la situation politique et sociale de l’Amérique latine, et attentifs à l’insertion dans l’Eglise locale et à la relation avec les pauvres
La réflexion sur la vie monastique dans « l’aujourd’hui » du continent a donc été une question lancinante à propos de l’identité des moines et des moniales et du rôle du monachisme dans le processus de libération en Amérique latine(16). Dans tous ces débats se sont manifestés le pluralisme et la diversité déjà mentionnés ; et, comme on l’a aussi constaté, les tentatives de conclusions unifiées n’ont pas abouti ; mais il n’y a aucun doute, la confrontation de visions si diverses sur l’implication de la vie monastique et la mission du moine dans l’Eglise, a été un moyen efficace pour connaître et valoriser la nature riche et multiforme de la tradition monastique bénédictine et cistercienne, et vivre une expérience réelle de communion comme rencontre de la diversité.
Lors de la deuxième EMLA en 1975 à Bogotá, dans son mot d’ouverture, l’Abbé primat Weakland affirmait qu’on avait moins d’inquiétude à la Confédération pour l’identité monastique ; qu’on sentait déjà la fatigue de « l’introspection » à laquelle avait conduit l’urgence de l’aggiornamento. Il restait de la crise surmontée, affirmait-il, une claire conscience que la vie monastique existe pour durer dans l’Eglise, et que la question qui se posait désormais était de voir comment contribuer à la vie de l’Eglise, à quoi il répondait lui-même : à partir de kenosis et la koinonia(17). Avec tout cela, dans l’ambiance monastique latino-américaine, la recherche d’une réponse aux questions sur la place du monachisme dans l’Eglise et sur la manière propre d’être bénédictin en Amérique latine gardait toute son intensité.
A ce propos, il vaut la peine de citer les impressions de l’Abbé primat Dom Víctor Damertz. Dans sa conférence « La présence bénédictine dans le tiers-monde » donnée à tous les Abbés nord-américains à St Vincent, en juin 1980 ; dans un regard global sur le monachisme latino-américain, il observait :
« Les monastères d’Amérique latine ont été secoués par les terribles tensions que connaît le continent. Ils se voient confrontés à la pauvreté, ou plutôt, au contraste entre riches et pauvres, source de grandes tensions, et ils doivent se poser la question sur le sens de la pauvreté bénédictine dans un tel contexte. Confrontés aux dictatures, aux révolutions qui secouent leurs pays, à la théologie de la libération, ils se demandent quelle conduite adopter, quel est le rôle des bénédictins en Amérique latine, quelle part doivent-ils prendre dans une Eglise qui, à Medellín et à Puebla, a cherché à définir sa mission, quelle est sa tâche… Si je devais synthétiser l’impression que m’a laissée la visite des monastères d’Amérique latine, je dirais que je n’ai rencontré nulle part des bénédictins soient engagés avec une telle intensité dans la recherche de leur identité. A dire vrai, cette recherche sur la manière typiquement latino-américaine d’être bénédictin est un peu exagérée. A plusieurs reprises, au cours des discussions de la 3e EMLA à Buenos Aires en 1978, il a été nécessaire de rappeler de temps à autre aux participants que beaucoup de leurs problèmes n’étaient pas particuliers à l’Amérique latine, et que des problèmes semblables existaient dans d’autres parties du monde »(18).
Une lecture des chroniques des EMLAs, avec un coup d’œil rapide sur les thèmes traités, permet d’observer que l’intensité a baissé progressivement, que l’atmosphère des rencontres est devenue peu à peu plus sereine, que les réflexions et les discussions sont devenues plus équilibrées. Cela laisse présager aussi un accueil plus serein de la diversité et du pluralisme monastiques. Voici une autre citation à ce propos :
«… L’expérience la plus forte vécue à la 5e EMLA est peut-être d’avoir partagé les discussions et les travaux dans un même esprit. En effet grâce aux années de connaissance et de rapprochement, grâce à l’évolution de l’Eglise en général sur notre continent, et grâce à l’approfondissement de thèmes spécifiques, nous nous sommes retrouvés sur une base d’accord, très loin des discussions précédentes, nous accordant beaucoup plus dans l’évaluation des situations et l’approche des options et des alternatives pour l’avenir. On a pu apprécier, dans le cadre continental offert par l’union monastique latino-américaine (UMLA), ce que nous avions déjà connu à l’occasion de notre Assemblée de SURCO (avril 1986) : une coïncidence croissante, une évaluation de la spécificité monastique, dans le respect de la pluralité des formes. »(19)
Aux premières EMLAs, marquées d’une spéciale intensité, et aux rencontres qui ont suivi, quand l’ambiance se fait plus sereine, les éléments centraux qui configurent le charisme monastique apparaissent de manière explicite ou implicite dans la réflexion conjointe : liturgie-oraison-contemplation, lectio-étude-formation, solitude-accueil-communion, vie fraternelle- travail-solidarité. Mais en même temps, dans toutes les rencontres, on s’applique à la lecture des signes des temps, en essayant d’apporter une réponse aux appels du Seigneur au milieu des situations que vit l’Eglise sur le continent et au plan universel(20).
Dès la convocation à la 9e EMLA au Chili, les responsables de sa préparation invitaient à « jeter un œil principalement ad intra sur notre vie monastique, en tenant compte de la réalité sociale, ecclésiale de l’Amérique latine dans son évolution rapide ». Un regard ad intra avec humilité et sans complexe. Je dis cela, parce que, sans porter le moindre jugement, on a de sentiment, en lisant la documentation disponible sur les premiers EMLAs, comme cela a déjà été dit, d’un besoin quasi angoissé de définir notre propre identité face aux défis posés par la nouvelle conscience ecclésiale post-conciliaire et à l’urgence d’un engagement clair en vue de la transformation (libération) de la société sur le continent latino-américain ; mais ce besoin, vu maintenant avec une bonne distance, portait en lui la tentation d’une recherche de protagonisme pastoral et de relativisation d’éléments essentiels pour la pratique de notre charisme propre.
La dernière EMLA, à Belo Horizonte en 2006, représenta un moment significatif sur ce long chemin de la communion. Dans une ambiance fraternelle et sereine, conscients de notre responsabilité ecclésiale dans l’expérience du charisme qui nous a été confié, à nous moines et moniales, en partant de notre diversité accueillie comme une richesse, nous avons réfléchi sur la paix bénédictine, et en veillée de prière avec l’Eglise locale, nous avons fait monter notre supplication d’intercession pour la paix du continent et du monde entier. Et cette fois-ci, sans discussions enflammées, nous nous sommes mis d’accord, non pas sur des conclusions thématiques très élaborées, mais sur un message « A tous les fils et filles de saint Benoît en Amériques latine et dans les Caraïbes ». Je crois que ça vaut la peine d’en citer quelques paragraphes :
« Notre rencontre à Belo Horizonte a été une impulsion de l’Esprit, pour que la vie monastique délivre le don irremplaçable que le Seigneur offre à l’Eglise de l’Amérique latine et des Caraïbes avec ce charisme particulier, qui fait des fils et des filles de saint Benoît des bâtisseurs et des transmetteurs de la paix, “Disciples et missionnaires de Jésus Christ pour que nos peuples aient en Lui la vie”.
Nous invitons tous les frères et les sœurs à poser nos pas sur le chemin de la paix. Qu’en vivant en accord avec la vocation à laquelle nous avons été appelés, en ne préférant rien au Christ, dans la louange continuelle, à l’écoute attentive de la Parole, dans le travail et l’accueil, nous laissions l’Esprit pacifier nos cœurs et consolider la communion dans nos monastères. Efforçons-nous d’atteindre cette paix stable qui nous fait ressembler à Dieu et nous ouvre à la vision de son visage ».
En 2010 devait se tenir la 11e EMLA, et c’était au tour d’ABECCA de l’organiser. Sa célébration a été reportée à l’année 2013 à cause de plusieurs difficultés. Il a même été question, à un moment, de faire une « EMLA » virtuelle, en invoquant, surtout, le coût élevé qu’implique la rencontre et en tenant compte des tremblements de terre en Haïti et au Chili. Bons arguments, sans aucun doute… mais heureusement qu’on n’a pas opté pour le virtuel !
Les rencontres monastiques latino-américaines et les réunions dans chaque région ont été une école de communion. Il est vrai que tous les membres des communautés monastiques n’ont pas eu l’occasion d’y participer, mais il est vrai aussi que des représentants de tous les monastères sont venus à la majorité de celles-ci. Le tissu de relations fraternelles très précieuses et une connaissance réelle et réciproque a rendu cela possible. Maintenant, grâce aux moyens électroniques et aux pages web, les chroniques se croisent plus facilement et la communication reste vivante. Mais je veux souligner surtout la force qu’a le témoignage, dans leurs communautés respectives, de ceux qui ont participé aux EMLAs ; ce fut un canal providentiel pour l’accueil de la diversité et pour la mise à profit de la pluralité des dons de l’Esprit dans le monde monastique ; accueil et mise à profit dans toutes et chacune des communautés, bien au-delà du cadre ponctuel de l’événement EMLA. De la même manière, comme on l’a souligné en un autre lieu, les EMLAs sont des « forums plus larges » où sont présents la Confédération et les Ordres cisterciens, grâce à la parole de l’Abbé primat, de l’Abbé général des cisterciens et aussi grâce à la communication des membres du secrétariat de l’AIM qui n’a jamais manqué. Tout cela favorise l’expérience de communion en dimensions universelles, que nous avons déjà mentionnée. Mais j’insiste, tout cela est possible par la force de la parole, le rapport, le témoignage des personnes qui se rencontrent.
2. AUJOURD’HUI
Dans le respect de la pluralité des harmoniques du charisme monastique et dans l’accueil de cette diversité comme richesse pour tous, s’est consolidée avec une force de plus en plus grande la conscience commune du don irremplaçable de l’Esprit à l’Eglise à travers la vie monastique et les exigences que le même Esprit nous impose pour vivre notre vocation personnelle à partir de la réalité sociale et ecclésiale du continent. La situation de pauvreté croissante et d’inégalité sociale scandaleuse exige de la part des communautés monastiques un témoignage cohérent et diaphane, fondé sur une sobriété de vie à tous les niveaux et un accueil réel et solidaire du pauvre. A mon sens, cette conscience est chaque fois plus claire chez les moines et les moniales d’Amérique latine et des Caraïbes et elle se traduit par des réalisations concrètes dans toutes les communautés ; une conscience sereine qui rend créatif pour répondre à cet appel du Seigneur, sans nécessité d’occuper la place qui correspond à d’autres charismes dans l’Eglise ou de renoncer à aux conditions qui favorisent la pratique de notre vocation personnelle. C’est en cela que se manifeste, en fin de compte, la diversité. Par exemple, si dans les années 70, on plaida dans certains milieux monastiques, au moins en théorie, en faveur d’un « déplacement du désert vers le milieu urbain » pour partager de plus près « la réalité du pauvre », il est certain qu’après quelques années plusieurs communautés recherchèrent d’autres implantations qui leur garantissent silence et solitude, dès qu’elles se virent entourées de quartiers urbains accolés à leurs bâtiments ; je pense maintenant à mon propre monastère, déplacé de Usme-Bogotá vers Guatapé, aux moniales du monastère de Encontro à Curitiba, aux cisterciens du Chili qui ont quitté Santiago pour les environs de Rancagua, à ceux de San José de Ávila qui sont partis à Güigüe, au Venezuela, à ceux de Ponta Grossa au Brésil, dont le groupe fondateur est sorti de São Paulo, et qui ont maintenant un projet de déménagement, de même que pour ceux de Envigado en Colombie, etc. Mais en même temps, certaines communautés de fondation plus récente vivent insérées en milieu populaire urbain avec une présence très monastique, une solidarité et un accueil réel et effectif, un travail engagé avec leurs voisins pauvres ; je pense aussi aux monastères féminins de Pan de Vida à Torreón, au Mexique et de Salvador à Salvador de Bahia au Brésil. D’autres monastères fondés en milieu rural, pour des raisons de formation académique des frères, ont recherché une plus grande proximité avec la ville, comme c’est le cas du monastère de l’Incarnación au Pérou, qui a quitté Tambo grande à Piura, pour les faubourgs de Lima. Au monastère de Pascua, les moines maintiennent une présence discrète parmi les paysans de Canelones, en Uruguay, en partageant avec eux leur travail, la prière et la lectio divina. Dans le même temps, les anciennes abbayes du Brésil enclavées dans les centres des grandes villes sont confrontées aux défis de leur longue tradition, de leurs murs vénérables et aux appels de l’environnement immédiat en évolution constante.
Le souci d’insertion dans l’Eglise locale a toujours été présent dans le milieu monastique du continent et il a suscité une réflexion conjointe des moniales et des moines. A ce propos, on peut dire qu’aujourd’hui, de manière discrète et sans aucun esprit de protagonisme, conscients de notre responsabilité ecclésiale, nous essayons dans tous les monastères de partager avec tout le peuple de Dieu ce que l’Esprit lui offre pour sa vie et sa sainteté, à travers le charisme monastique. Ainsi continue à se vérifier la diversité. La majorité des communautés, parmi lesquelles beaucoup ont été fondées après le Concile, tant bénédictines que cisterciennes, aux structures plus simples et souples, peuvent vivre cette relation de communion à travers l’accueil liturgique et les hôtelleries, et d’autres services offerts aux voisins plus proches dans certains cas ; d’autres monastères sont engagés dans l’éducation, avec des collèges et des facultés, dont plusieurs sont des points de référence culturelle dans les grandes villes, surtout au Brésil. Certains de ces monastères ont difficile à continuer d’assurer cet engagement, car beaucoup de jeunes moines n’ont pas la vocation d’enseigner ni d’intérêt pour la recherche ou le contact direct avec le milieu culturel qui les entoure, et aussi parce que la tendance générale auprès des nouvelles vocations est celle d’une vie monastique intra muros, comme l’affirme l’Abbesse Vera Lucia, présidente actuelle de CIMBRA.
L’Abbé Benito Rodríguez, président de SURCO, dans les lignes qu’il m’a fait parvenir, note d’emblée une chose qu’il me semble important de transcrire : « Dans la majorité de nos communautés, on peut dire que les valeurs monastiques reçues des générations fondatrices se sont enracinées et ont cristallisé dans un sain équilibre entre la tradition reçue et la réalité concrète de chaque communauté. On valorise ce qu’on a reçu des générations précédentes et on garde une attitude d’ouverture à l’aujourd’hui de Dieu dans notre histoire ». Il est indéniable que le chemin parcouru par chaque communauté et la communion monastique au niveau du continent ont rendu possible une insertion sereine dans la tradition. La syntonisation monastique si diverse et plurielle est une synthèse entre le poinçon particulier des maisons et des Congrégations fondatrices et l’environnement socio-culturel et ecclésial où s’est faite la nouvelle implantation ; cet héritage riche et divers se conserve encore dans les monastères qui ont constitué une nouvelle Congrégation dans le Cône Sud ; on retrouve dans chacune des communautés la « marque » propre aux monastères et aux Congrégations dont elles procèdent. On constate aujourd’hui une attitude ouverte, plus universelle et moins jalouse de l’autonomie ou de l’originalité régionale. En effet, si, aux premiers temps de cet échange inter-monastique à échelle continentale que nous venons d’évoquer, il y eut beaucoup de méfiance face aux possibilités d’association, y compris par rapport à l’AIM, par crainte de « dépendre d’une autorité lointaine », aujourd’hui, sans renoncer à ce principe fondamental de notre vie, on constate aussi une attitude plus sereine et sans prévention, et on observe même des démarches qui auraient été contestées en d’autres temps, pour leur caractère déconcertant ; par exemple, le monastère de Ponta Grossa de la Congrégation du Brésil passe à la Congrégation de Subiaco, après avoir discerné que la vie et la mentalité de sa communauté trouve plus d’écho dans la Congrégation qui l’accueille, et par ailleurs, même le moment du lien de droit diocésain suit son chemin (Santa Rosa, Rio grande do sul) ; et, dans la même Congrégation de Subiaco, la proposition d’une province sud-américaine qui se séparerait de la Congrégation hispanique ne trouve pas beaucoup d’écho, car on considère que c’est une richesse pour tous, latino-américains et espagnols, de se rencontrer et de délibérer ensemble dans les chapitres, malgré l’inconvénient pour le visiteur de devoir souvent traverser l’atlantique.
A la 2e EMLA, à Bogotá en 1975, Dom Basilio Penido, Abbé de Olinda, disait : « Je ne suis pas futurologue, mais j’ai l’impression que la communauté de l’avenir devra être plus petite, fondée sur une union et une amitié profonde entre les frères, amitié véritable qui conduit à un engagement de stabilité dans la communauté ainsi que l’exprime saint Benoît »(21). Et il l’a bien pressenti ! Bien qu’il soit vrai que de nouvelles vocations affluent vers beaucoup de nos communautés, il est aussi certain que dans un bon nombre de monastères la croissance numérique s’est tarie et que, en conséquence, l’élévation de la moyenne d’âge (pour ne pas parler de « vieillissement ») soit perceptible. En ce qui concerne la stabilité mentionnée par Dom Basilio, nous vivons en Amérique latine et aux Caraïbes ce qui se vit au niveau global du monde monastique, car l’instabilité et le manque de persévérance ne sont pas des traits distinctifs des latino-américains, comme on l’a claironné en tout temps et en tout lieu. L’instabilité et l’inconsistance sont des notes caractéristiques de l’homme de cette « société liquide » qui nous a tous « mouillés » y compris les anciens. C’est pour cette raison que s’impose un soin particulier dans le discernement des vocations, car de toutes manières les monastères offrent des sécurités que ne possèdent pas de nombreux milieux sociaux, et ce qu’observait l’Abbé Basilio il y a plus de trente ans se vérifie encore aujourd’hui : beaucoup de personnes frappent à la porte du monastère parce qu’ils veulent « vivre en paix », autrement dit une installation de retraités à 25 ans. (Dans les pays de l’hémisphère nord, il peut arriver que des personnes déjà retraitées recherchent dans les monastères un foyer gériatrique de qualité spirituelle… et, bien sûr, meilleur marché).
Dans le domaine de la formation initiale et permanente, le bilan est positif, d’après ce qu’ont répondu les présidents des trois régions. En plus d’avoir des moines et des moniales préparés au sein d’un grand nombre de monastères, les rencontres au niveau national, régional ou continental encouragent et soutiennent cette tâche qui occupe un rang prioritaire. A CIMBRA, on a même ouvert une école de formateurs. L’aide de l’AIM a été très précieuse et efficace à ce niveau. Citons ici le témoignage de sœur Patricia Henry, présidente d’ABECCA : « Nous nous réunissons une ou deux fois par an à l’UBC. Nous offrons des cours de formation, grâce à l’appui de l’AIM. Pendant les années que j’ai passées à l’UBC et à ABECCA, j’ai compris que les opportunités de formation offertes par l’AIM ont été d’une grande valeur et ont profité à toute la région ».
Le travail monastique a été un thème de réflexion récurrent dans les assemblées des différentes régions et aussi dans les EMLAs. La maxime de la Règle de saint Benoît « Les moines sont de vrais moines quand ils vivent du travail de leurs mains » est un défi permanent pour nos communautés. Mais cette conscience responsable face au travail s’est vue aussi renforcée par l’appel du Seigneur à partir la réalité sociale du continent, au long du chemin conjoint de réflexion parcouru par les moines et les moniales d’Amérique latine. Vivre du travail de nos mains est un sceau d’authenticité pour le témoignage monastique au sein de l’Eglise, un signe concret de communion avec les pauvres, non seulement en partageant avec eux l’effort pour assurer la subsistance, mais aussi parce cela ouvre des possibilités réelles d’aide envers les plus nécessiteux. Dans la « charte fondatrice » de mon propre monastère à Usme, maintenant à Guatapé, et aussi dans celle du monastère de la Résurrection à Ponta Grossa, cet idéal de vivre du travail des mains est bien défini, et dans les deux cas est présente la consigne de distribuer aux pauvres proches « tout ce qui dépasse les nécessités de la communauté »(22). Bien que pour ces deux monastères, que je connais bien, l’économie reste précaire, uniquement de survie, on y vit le partage simple et fraternel avec les voisins pauvres de l’entourage immédiat, et souvent ce sont eux qui nous ont aidés avec un régime de bananes ou un sac d’oranges. Et ce que je dis de ces deux communautés reflète la réalité de la majorité des communautés monastiques du continent : économie précaire ; difficultés pour trouver un travail qui garantisse la subsistance et qui soit compatible avec le rythme monastique. Dans certains cas, on a réussi à mettre sur pied une « entreprise » plus rentable et représentative, mais la charge de travail, les obligations administratives, la concurrence du marché, ont absorbé presque tout le temps et l’énergie des communautés en brisant le sain équilibre du trépied fondamental : prière, travail, lectio-étude.
L’Abbé Benoît, président de Surco, fait une autre observation intéressante : « L’idéal de vivre du travail de ses mains est vécu de manière particulière par nos monastères de moniales, en leur permettant ainsi une vie plus simple. Dans les monastères de moines, je crois que cela se vit d’une manière plus exceptionnelle, ce qui entraîne parfois le danger de nous détacher de la réalité des gens ordinaires et courants. J’ai l’impression que certaines communautés vivent des situations économiques pleines d’incertitude ». Ce témoignage parle aussi de ce qui se passe dans beaucoup de communautés dans les trois régions monastiques d’Amérique latine. De toute manière, il y a une recherche conjointe pour affronter cette réalité. L’Abbesse Vera Lucia, présidente de CIMBRA, dit que le GRAM (Groupe de réflexion et d’administration monastique) est déjà en action au Brésil et qu’il essaie de donner une réponse à cette nécessité urgente.
Nous retrouvons le pluralisme et la diversité aussi dans ce domaine, car si certains monastères vivent en économie de survie, d’autres jouissent d’une plus grande stabilité, et il y a aussi des riches monastères… on pourrait même user de superlatif pour certains d’entre eux. Ces derniers ont connu de sérieuses difficultés au niveau communautaire et ils ont vécu des situations douloureuses qui ont scandalisé l’Eglise locale, précisément à cause de leur richesse, pour la tentation irrésistible que celle-ci a constitué pour certains, et pour la « commodité irresponsable » qu’a favorisé une telle abondance. Je suppose, et j’espère, que les communautés monastiques riches d’Amérique latine et des Caraïbes font parvenir leur aide solidaire aux moines et moniales plus nécessiteux, à travers l’AIM ou les fonds de solidarité de leurs Congrégations, quand ils existent, selon la formule « Que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite… ». Je sais très bien que mes propos peuvent incommoder, mais ce « mémoire de la communion monastique en Amérique latine » les réclame. Je me suis toujours demandé pourquoi tant de nos communautés pauvres doivent chercher à l’extérieur des aides ponctuelles, souvent petites, alors que des monastères riches tout proches pourraient leur donner un coup de main. Mais laissons là ce thème, car il est tabou… nous touchons aux limites du mystère…
Il y a quelques années, lors d’une rencontre d’ABECCA, un moine latino-américain s’est irrespectueusement permis de remettre en question la possibilité de la vie monastique pour l’Amérique latine. Sa question était : « Peut-on être moine aujourd’hui en Amérique latine ? » Et il n’éprouva aucune gêne à exprimer des doutes sérieux à ce propos. Grâce à Dieu, nous pouvons affirmer aujourd’hui, sans aucun doute, que la vie monastique est une réalité vivante en Amérique latine et dans les Caraïbes, non par de grandes réalisations, mais parce que des hommes et des femmes dans les monastères, moines et moniales, cherchent Dieu avec sincérité et en communion fraternelle. Les présidents des trois régions, dans le texte qu’ils m’ont fait parvenir, affirment avec beaucoup de simplicité : « Dans nos maisons nous avons une célébration liturgique digne et attentive, nous cultivons la lectio divina en lui consacrant des temps privilégiés au long de la journée monastique ; avec les difficultés déjà soulignées, nous assurons notre subsistance par notre travail, et nous accueillons les personnes qui se présentent au monastère pour partager avec elles la vie, la Parole, la prière ». Sans aucun doute, comme le dit saint Benoît dans sa règle, très souvent tièdes, relâchés ou négligents, comme sous d’autres latitudes… mais moines et moniales sur le chemin de la conversion.
Plusieurs d’entre vous se demanderont sûrement quels sont les traits qui définissent « le monachisme latino-américain ». L’Amérique latine est un monde pluriculturel et extrêmement divers. C’est là que réside sa richesse. Mais, par ailleurs, le monachisme latino-américain n’existe pas (pas plus que le monachisme européen ou d’autres dénominations géographico-culturelles). Il existe un monachisme chrétien bénédictin-cistercien, qui est transculturel. Nous sommes des moines et des moniales latino-américains et caribéens. Je ne crois pas qu’il soit question maintenant de rechercher des originalités différenciatrices. Il s’agit avant tout de la fidélité quotidienne dans la vie de chaque communauté, de l’écoute attentive des appels de l’Esprit à partir de la réalité sociale et ecclésiale dans laquelle nous sommes insérés, et qui, lus et discernés dans chaque monastère et dans les rencontres inter-monastiques, montreront à chaque époque les chemins nouveaux par lesquels le Seigneur veut nous conduire.
3. DEMAIN
Dans le message final, « Aux fils et aux filles de saint Benoît en Amérique latine et dans les Caraïbes », à la fin de la dernière EMLA, dont j’ai déjà cité quelques lignes, nous présentons de manière très synthétique ces appels de l’Esprit à nos communautés, qui constituent tout un programme de vie qui nous recentre sur le socle de notre vocation et nous fait regarder l’avenir avec confiance :
« Pour que la paix de Dieu resplendisse dans nos communautés et insuffle l’espérance à nos peuples,
- que notre silence nous ouvre à l’écoute de tous les hommes et les femmes et nous permette d’accueillir avec gratitude la diversité comme une richesse,
- que nos hôtelleries restent des espaces de rencontre et de réconciliation,
- que nos communautés, fidèles à l’évangile et à la tradition, restent des promotrices de l’œcuménisme et du dialogue inter-religieux,
- que notre communion de vie, dans la simplicité et la solidarité avec le peuple des pauvres, offre une alternative au modèle actuel de relations basées sur la concurrence, l’exclusion et l’individualisme,
- que notre sobriété dans l’usage des biens et le soin de la nature “comme vase sacré de l’autel” soit une réponse au consumérisme et aux attentats violents contre la terre mère et tout l’écosystème ».
Au long de ce mémoire, j’ai mentionné très ponctuellement et discrètement l’aide apportée par l’AIM à nos communautés d’Amérique latine et des Caraïbes. Je veux maintenant la mettre en évidence. Comme je l’ai dit au début de mon intervention, le service du secrétariat a surtout été un service d’accompagnement offert aux moines et aux moniales du continent dans leur chemin de communion, et qui a contribué à la consolidation de chacune des communautés. La présence des collaborateurs de l’AIM à nos rencontres continentales ou régionales a été d’une grande valeur en vue de la communion. Avec leurs paroles discrètes, ils ont stimulé notre réflexion ; les rapports sur la vie monastique dans les autres continents, si soignés et complets, qui nous ont été présentés lors des réunions, ont été une fenêtre ouverte sur la communion monastique universelle ; les visites des délégués de l’AIM à chacun de nos monastères ont eu la même valeur. J’ai déjà mentionné plus haut la force de la parole, du récit, du témoignage personnel, c’est en cela que réside la valeur de ces visites, de leurs participations à nos rencontres, et de leurs rapports. En ce qui concerne les « bénédictins noirs », cet accompagnement des frères de l’AIM a permis de rendre réelle l’expérience de Confédération et a contribué à renforcer le sentiment d’appartenance à celle-ci. Les autres services du secrétariat n’ont pas été moins précieux : l’aide économique pour la réalisation des rencontres, pour les cours, et d’autres activités de formation, pour l’acquisition de livres et la souscription de revues ; les bourses d’étude et les aides économiques pour les constructions. Le secrétariat a été un canal providentiel et efficace pour ce partage solidaire, où les communautés nécessiteuses trouvent un appui nécessaire et utile et où, par ailleurs, les communautés et les institutions qui contribuent financièrement aux programmes de l’AIM peuvent expérimenter la joie du don.
Il convient aussi de souligner ici la grande valeur du bulletin de l’AIM pour la communion monastique. Même s’il risque aussi de se retrouver un jour sur le web, nous espérons qu’il ne deviendra pas purement virtuel et que sa présence physique ne fera jamais défaut dans nos salles de revues. Il faut dire la même chose à propos du rôle très précieux de la revue Cuadernos Monásticos, aussi bien pour la communion entre les monastères d’Amérique latine et des Caraïbes que pour la formation des moines et des moniales.
Je réponds par ces paroles à la question sur le rôle de l’AIM aujourd’hui et demain. Son accompagnement fraternel est et restera d’une grande valeur pour que les moines et les moniales d’Amérique latine et des Caraïbes répondent à ce que le Seigneur nous demande aujourd’hui et que nous exprimions clairement à la fin de notre dernière EMLA au Brésil, ainsi que je l’ai cité plus haut.
Après la conférence d’Aparecida, l’Eglise latino-américaine a lancé la Mission continentale. La participation des moines et des moniales est inéluctable et irremplaçable. Notre apport fondamental est et sera toujours la fidélité à notre vocation. Je veux rappeler ici l’intervention de l’Abbé général de l’ocso, récemment élu, Dom Bernardo Oliveira, à l’occasion de l’EMLA 1990, en Argentine. Nous réfléchissions sur « la vie monastique et l’évangélisation en Amérique latine ». Dom Bernardo a rappelé à tous que le Concile parle dans le PC 7 de la « mystérieuse fécondité apostolique » des institutions dédiées à la contemplation, et il a posé la question : « Nous, moines et moniales d’Amérique latine, croyons-nous en cette mystérieuse fécondité apostolique de notre vie consacrée exclusivement à la recherche de Dieu ? » Sa question est toujours actuelle.
Dans son discours inaugural à Aparecida, le Pape Benoît affirme que « seul celui qui reconnaît Dieu connaît la réalité et peut y répondre de manière adéquate et véritablement humaine. Celui qui exclut Dieu de son horizon falsifie le concept de réalité ». Avec cette affirmation, il coupe court à l’objection de l’individualisme religieux, ou fuite de la réalité qu’on peut si souvent faire à la priorité de la foi dans le Christ et de la vie en Lui. Il affirme également dans l’exhortation apostolique Verbum Domini : « L’Eglise a plus que jamais besoin du témoignage de celui qui s’engage à “ne rien faire passer avant l’amour du Christ”… Une forme de vie comme celle-là indique au monde d’aujourd’hui ce qu’il y a de plus important, en définitive, l’unique chose décisive : il existe une ultime raison pour laquelle la vie vaut la peine d’être vécue : Dieu et son amour insondable »(23). Tel est le témoignage que nous avons à donner au milieu de l’Eglise, non seulement en Amérique latine et aux Caraïbes, mais dans le monde entier. Être au service de la véracité de ce témoignage comme raison fondamentale de son existence et de son action, tel est le rôle de « L’Alliance Inter-Monastères ».
(1) Je suis l’étude de Rojas, Marcelo. Veinte años de la Conferencia de Comunidades Monásticas del cono sud hechos e ideas (Vingt années de la Conférence des communautés monastiques du Cône Sud ; faits et idées), Cuadernos monásticos 44 (1986) : 207-232.
(2) Ibid. p. 209.
(3) Ibid. p. 210.
(4) Ibid. p. 210.
(5) Ibid. pp. 211-218.
(6) Penido, Basilio. Origenes de la UMLA. Cuadernos Monásticos 54 (1980): 346.
(7) Ibid. p. 349.
(8) Cf. Historia de la associación benedictina y cisterciense del Caribe y de los Andes. ABECCA. 1975-2000, par le P. Jesús María Sasía osb de l’abbaye de San José de Güigüe, Venezuela. Ofset.
(9) Penido, Op. cit. p 349.
(10) Ibid. p. 352.
(11) Ibid. p 346-347.
(12) Pour l’histoire de la UMLA, je me réfère à : Penido, Basilio, Origines de la UMLA. Cuadernos monásticos 54 (1980) : 345-352.
(13) De Elizalde, Martín. "El Encuentro monástico en México (V EMLA, 13 al 23 de julio de 1986)". Cuadernos monásticos 79 (1986) p. 464.
(14) Weakland, R "Intervención final". Cuadernos Monásticos 23 (1972) p. 260.
(15) « La vie monastique aujourd’hui en Amérique latine », « Présence des communautés monastiques en Amérique latine aujourd’hui », « Relecture de la Règle de saint Benoît dans l’aujourd’hui de l’Amérique latine ».
(16) Cfr. Cuadernos Monásticos 35 (1975) pp. 367-370.
(17) Weakland, R. ″Nuevos horizontes″. Cuadernos Monásticos 35 (1975) 385-391.
(18) Damertz, V ″La présence bénédictine dans le tiers monde″. Bulletin de l’AIM (1981) p. 16.
(19) De Elizalde. Op. cit., p. 464.
(20) A Rio de Janeiro en 1982, on réfléchit sur la formation monastique à la lumière du document de Puebla, et à San Antonio de Arredondo, en Argentine, en 1990, on réfléchit sur la vie monastique dans l’évangélisation de l’Amérique latine ; c’est ainsi qu’on fait écho de ces deux rencontres à la 3e Assemblée générale de l’épiscopat latino-américain à Puebla en 1979, ainsi qu’à l’engagement de l’Eglise dans la tâche de la Nouvelle Evangélisation. En 1986 à Mexico, on évalue, à 20 années de distance, l’impact du Concile sur la vie monastique en Amérique latine. Illuminés par le document de Saint Domingue de l’épiscopat latino-américain, lors de sa IVe assemblée générale en 1992, les moines et les moniales, à São Paulo en 1994 lors de la 7e EMLA, engagent une réflexion sur la vie monastique et les laïcs comme protagonistes dans l’évangélisation. Les 8e et 9e EMLAs au Mexique et au Chili, en 1998 et 2002 respectivement, se consacreront à la réflexion sur la vie monastique face au troisième millénaire, et à une relecture de la Règle bénédictine à l’aube du nouveau millénaire. A la dernière EMLA, à Belo Horizonte, au Brésil, en 2006, face à l’aggravation des conflits guerriers dans de nombreuses régions du continent et à d’autres latitudes dans le monde entier, nous avons réfléchi sur la « paix bénédictine, comme don et défi ».
(21) Cr. Cuadernos Monásticos 35 (1975) p. 371.
(22) Pour Ponta Grossa cfr. Crónicas. Cuadernos Monásticos 58 (1981) : pp. 361-362.